L’Ensemble Richter replace la Seconde École de Vienne dans son contexte

par

Anton Webern (1883-1945) : Langsamer Satz ; Arnold Schoenberg (1874-1951) : Quatuor à cordes N° 2* ; Alban Berg : (1885-1935) : Quatuor à cordes Op. 3. Ensemble Richter ; Mireille Lebel, mezzo-soprano*. 2018-2019. 59’51. Livret en anglais, en allemand et en français. 1 CD Passacaille PAS 1093.

Rodolfo Richter n’est pas un inconnu, loin de là ; mais on ne l’attendait pas dans ce répertoire. Voilà en effet une bonne quinzaine d’années que nous voyons son nom associé, comme violon solo ou chef d'orchestre, aux formations baroques les plus prestigieuses. En 2018, avec des musiciens qui viennent également de ce milieu « historiquement informé », il a fondé l’Ensemble Richter. Pour leurs débuts au disque, avec deux violoncellistes (Jennifer Morsches, la « titulaire », pour Webern et Berg ; l’« invité » Julien Barre pour Schoenberg), ils ont choisi l’intégrale des œuvres pour quatuor à cordes de la Seconde École de Vienne, dont c’est ici le premier volume. 

Outre qu’ils restent ainsi dans leur démarche de « retour aux sources », avec l’utilisation de cordes en boyau qui étaient encore en usage en ce début du XXe siècle, et d’un diapason plus bas qu’actuellement, il s’agit aussi pour eux de créer un lien avec ce qui a précédé. Le langage de Schoenberg et de ses disciples a été tenu pour tellement révolutionnaire que leurs interprètes ont eu tendance à en accentuer la modernité, considérant qu’il fallait mettre en avant la cassure d’avec la musique du XIXe siècle, plutôt que sa continuité. L’Ensemble Richter s’inscrit dans la démarche inverse, en s’inspirant des caractéristiques de l’interprétation viennoise de l’époque, qui avait encore Johann Strauss, Johannes Brahms, Richard Wagner ou Gustav Mahler comme points de repère.

Le CD commence avec le Langsamer Satz d’Anton Webern, parfois appelé « 1905 » en référence à sa date de composition. C’est une œuvre de jeunesse, encore influencée par Claude Debussy et Richard Strauss, et bien sûr par La Nuit transfigurée d’Arnold Schoenberg, avec lequel notre apprenti compositeur venait de commencer à prendre des cours. Elle est donc encore tout imprégnée de romantisme. Si la justesse de l’Ensemble Richter n’est pas toujours celle à laquelle nous sommes habitués, la douceur de leurs cordes en boyau et leur sensibilité est ici particulièrement bienvenue et laisse présager d’une suite enthousiasmante.

L'album se poursuit avec le Deuxième Quatuor d’Arnold Schoenberg, daté de 1908, qui est une de ses premières œuvres où il renonce la tonalité. Il a la particularité de faire appel à une mezzo-soprano pour des poèmes de Stefan George dans les deux derniers mouvements. L’Ensemble Richter ne craint pas les nuances les plus éthérées, jusqu'à faire entendre une fragilité sonore extrêmement émouvante. Leur expérience de la musique baroque leur donne une justesse, basée autant sur les notes elles-mêmes que sur leur résonnance, qui nous offre un confort d’écoute assez extraordinaire. Il en va de même avec la prise de son par l’archet : tout en respectant absolument les indications, très variées, qui concernent les différentes articulations ou dynamiques, rien n’est jamais brutal ; aucune sonorité ne vient, en elle-même, écorcher nos oreilles. Dans Litanei (« Litanie »), la souffrance exprimée par la voix pleinement habitée de Mireille Lebel (qui vient aussi du milieu de la musique ancienne), et sa prière de renoncer au désir pour trouver la paix, sont poignantes. Elles trouvent dans Entrückung (« Éloignement ») un accomplissement encore plus bouleversant. Voilà une interprétation d’une grande puissance émotionnelle, qui donne à cette œuvre un aspect à la fois théâtral et intime. C’est impressionnant, mais jamais écrasant.

Le Quatuor Opus 3 a été écrit par Alban Berg au moment où il se sentait prêt à s’émanciper de son statut d’élève d’Arnold Schoenberg pour se considérer comme compositeur professionnel. Il y fait preuve d’une maîtrise qui impressionna le maître. L’interprétation présente les mêmes qualités que dans les deux œuvres précédentes, et emporte notre pleine adhésion. Une petite réserve cependant : le violoncelle y est un peu moins précis. Les micros étaient-ils disposés différemment ? Dans la mesure où les trois œuvres ont été enregistrées lors de cessions relativement espacées, c’est possible ; en tout cas, le violoncelle paraît pour Berg plus isolé dans le canal droit que pour Webern et Schoenberg. Et la restitution de certains motifs rapides (les cinq triples-croches en sextolets, omniprésentes tout au long des deux mouvements, par exemple) manque légèrement de définition. C’est d’autant plus dommage que les timbres sont magnifiquement restitués, et que dans les deux autres œuvres l’équilibre et la clarté sont irréprochables. La lecture des quatre musiciens n’en est pas moins toujours aussi séduisante. Ils parviennent à créer un rapport de proximité, presque d’intimité, entre l’auditeur et cet Opus 3 qui, pourtant, n’est pas d’un abord particulièrement aisé.

Le projet était enthousiasmant. Pour emporter notre pleine adhésion, il fallait que la réalisation en fût pleinement réussie, techniquement bien sûr, mais aussi sur le plan du contenu musical et artistique. C’est assurément le cas !

Son : 9 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Pierre Carrive

 

 

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