« Fanny and Alexander » de Mikael Karlsson & Royce Vavrek : un pari réussi, un univers fascinant

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Le grand cinéaste Ingmar Bergman (1918-2007) a fasciné, il ne cesse de fasciner. Ses films continuent à vivre dans les cinémathèques. Les anciens les retrouvant avec bonheur, les plus jeunes les découvrant à leur tour. Tous continuent à être ou sont interpellés. Bergman en effet ne se livre pas immédiatement, il exige grande attention, perspicacité, humilité aussi -il y a ce que l’on a d’abord cru comprendre, ce que l’on comprend autrement, ce que l’on ne comprend pas.

De plus, pas mal de ses films sont apparus comme des défis, comme des « mises en demeure » inéluctables pour des gens de théâtre. Ainsi, « Scènes de la vie conjugale », « Cris et chuchotements », « Après la répétition », « Persona », « Les Fraises sauvages » et d’autres encore. Voilà que l’opéra s’en mêle avec la création à La Monnaie de Fanny and Alexander !

Pourquoi cette fascination bergmanienne du spectacle vivant ?

C’est que le film y trouve une autre dimension, la troisième ; c’est que les personnages à l’écran deviennent des comédiens-chanteurs sur un plateau, tangibles, à quelques mètres d’un public qui est dans leur souffle. C’est que le réalisme d’un film cède aux suggestions d’une mise en scène. C’est que le regard du spectateur peut échapper au point de vue du cinéaste, libre de regarder qui et ce qu’il veut.

Ainsi les champs/contre-champs typiques des affrontements bergmaniens laissent la place à une vue d’ensemble d’un couple, par exemple, nous offrant la possibilité de les saisir (dés)unis dans leur affrontement.

C’est que la scénographie devient bien davantage qu’un décor, quasi personnage à part entière, élément significatif essentiel de ce qui se joue, de ce qui se trame, de ce qui sous-tend ce que l’on voit et entend.

Et évidemment à l’opéra, la partition, l’orchestration, l’instrumentation, les registres de voix sont (ou peuvent être) autant de partenaires amplificateurs.

La Monnaie a risqué le pari avec son Fanny and Alexander réécrit, mais en toute fidélité, par Royce Vavrek, composé par Mikael Karlsson, dirigé par Ariane Matiakh, mis en scène par Ivo van Hove et interprété par douze solistes.

Fanny et Alexandre, ce sont deux jeunes enfants dont le père meurt. Leur mère se remarie avec un évêque d’une extrême cruauté. Souffrances. Ils réussiront (on les aidera) à s’échapper. Mort du tortionnaire. Happy end.

Un pari réussi, un univers fascinant.

Une réussite lyrique due en grande partie à la mise en scène d’Ivo van Hove. Il connaît son Bergman, il l’a déjà magnifié au théâtre avec « Scènes de la vie conjugale », « Cris et chuchotements », et ces jours-ci la reprise en version française d’« Après la répétition » et « Persona » créés il y a une dizaine d’années avec sa compagnie néerlandaise. Van Hove impose sa vision de Fanny and Alexander. Ce que l’on voit (sa mise en scène) est à la mesure de ce qui est exprimé (l’univers de Bergman) et entendu (les notes de Karlsson).

Cela dans une scénographie conçue avec Jan Versweyveld, son complice au long cours, qui nous vaut des images fortes, subjugantes, délicates, violentes, inventives, que l’on n’oubliera pas. Elles ne sont jamais gratuites, elles complètent, elles accomplissent ce qui se joue, ce qui se chante. La mise en place et la direction des acteurs, les lumières, les images projetées (de Christopher Ash) sont autant d’éléments d’un kaléidoscope révélateur de la complexité d’une œuvre. Fanny and Alexander, c’est en effet bien davantage que le si bref résumé que j’en ai fait plus haut. Indépendamment de la trajectoire familiale, Bergman aborde pas mal d’autres sujets problématiques, mais à sa manière suggestive : on les perçoit, on ne peut pas en faire l’économie, ils nous poursuivront.

Quant à la partition de Mikael Karlsson, elle est particulièrement « atmosphérique », cinématographique en quelque sorte, dans ses moyens et ses effets, enrichie de procédés électroniques et acoustiques. Elle dramatise avec ses accumulations de basses et de martèlements percussifs ; une façon de nous atteindre non seulement auditivement mais physiquement dans les échos corporels des sons. Elle s’inscrit d’ailleurs dans une tendance constatée notamment dans les créations récentes d’opéras américains qui ont connu le succès au MET à New-York. On est bien loin des expérimentations sonores d’une certaine époque, on est davantage dans un univers « scénographiquement »… cinématographiquement, musical.

Ariane Matiakh maîtrise cette partition qu’elle a abordée en grande complicité manifeste avec le compositeur. Quant aux interprètes, ils font tous preuve d’un remarquable engagement. J’ai été particulièrement sensible aux « présences » de Sasha Cooke (Emilie, la mère), de Jay Weiner (le si juste Alexander), de Thomas Hampson (le redoutable évêque Edvard Vergerus), de Peter Tantsits (Oskar, le père-fantôme), de Aryeh Nussbaum Cohen (à l’imposant surgissement en Ismaël), de Loa Falkman (Isak Jacobi le libérateur), d’Anne Sofie Von Otter (la Justina âme damnée de l’évêque). Tous les autres sont à la belle mesure du propos : Susan Bullock-Helena, Sarah Dewez-Fanny, Alexander Sprague-Aron, Justin Hopkins-Carl, Polly Leech-Lydia, Gavan Ring-Gustav Adolf, Margaux de Valensart-Alma, Marion Bauwens-Paulina, Blandine Coulon-Esmeralda.

Ce Fanny and Alexander, un pari réussi, suscite l’enthousiasme de son public.

Bruxelles, La Monnaie, le 8 décembre 2024 

Crédits photographiques : Matthias Baus

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