Festival de Pâques de Deauville : la musique de chambre en partage

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Du 12 au 26 avril se tient la 29e édition du Festival de Pâques de Deauville. Consacré à la musique de chambre, le festival a la particularité de se dérouler dans la Salle Élie de Brignac-Arqana, une salle de vente de pur-sang. Pour son deuxième week-end, des œuvres de Carl Philipp Emanuel Bach à Fauré sont au programme, avec une forte présence de musique germanique.

En 1997, autour de Renaud Capuçon, de jeunes musiciens — dont Nicholas Angelich — se réunissent pour explorer un vaste répertoire de musique de chambre. Cinq générations de musiciens et d’ensembles se sont succédé depuis. Le festival est devenu une pépinière de talents qui rayonnent aujourd’hui à l’international.

Le pianoforte prend la parole

Parmi eux, Justin Taylor. C’est ici qu’il a touché pour la première fois au pianoforte, un instrument viennois Baumbach resté dans son jus, dont la caisse évoque encore celle d’un clavecin. C’est sur ce même instrument, préparé par Olivier Fadini, qu’il donne ce soir un concert avec l’Ensemble Sarbacanes, ensemble de vents explorant principalement le répertoire du XVIIIe siècle (Gabriel Pidoux, hautbois ; Roberta Cristini, clarinette ; Alejandro Pérez Marín, basson ; Alessandro Orlando, cor). Au programme : Mozart (Fantaisie en ré mineur K. 385g ; Quintette pour piano et vents en mi bémol majeur K. 452), CPE Bach (Variations sur les Folies d’Espagne H. 263) et Beethoven (Quintette pour piano et vents en mi bémol majeur op. 16). Le jeu de Justin Taylor est d’une grande flexibilité, notamment dans le traitement du tempo — la fluctuation de celui-ci dans la Fantaisie de Mozart est surprenante, voire légèrement déstabilisante — comme si la musique naissait à chaque instant d’une improvisation. Les lumières de la salle, conçues pour valoriser le corps des chevaux, ne semblent pas s’adapter à l’instrument délicat, qui se dérègle facilement. On sent les efforts des musiciens pour s’y ajuster. Dans les quintettes de Mozart et Beethoven, les vents résonnent avec des timbres plus crus et bruts que ceux des instruments modernes, conférant à la musique un charme singulier. Certains phrasés sont soulignés avec évidence, d’autres passent d’un air de rien, mais le plaisir de jouer et d’écouter demeure constant — et c’est bien là l’essentiel, tant pour les musiciens que pour le public !

Incandescence romantique et fusion des timbres 

La soirée de samedi était placée sous le signe de la passion et de l’engagement. À travers deux œuvres — le Quatuor pour piano et cordes n°2 en sol mineur opus 45 de Fauré et le Trio avec piano en la mineur op. 50 de Tchaïkovski — les trois membres du Quatuor Strada (Pierre Fouchenneret, violon ; Lise Berthaud, alto ; François Salque, violoncelle) et le pianiste Théo Fouchenneret semblent littéralement en état de lévitation, tant ils sont habités par la musique. L’excellence de leur prestation n’était plus à prouver, mais ce soir-là, ils envoûtent l’assistance par une véritable incarnation, difficile à décrire avec des mots. Dans le premier mouvement de Fauré, Théo Fouchenneret brosse délicatement le tissu harmonique au piano, tandis que les cordes dessinent les arabesques caractéristiques du compositeur. Chaque instrument semble refléter le caractère de l’autre : le violon prend l’ampleur de l’alto et du violoncelle ; l’alto déploie une sonorité riche et fertile, presque vocale ; le piano, quant à lui, épouse la douceur et l’élasticité des cordes… Tout au long du Quatuor, c’est la formidable linéarité du discours qui fascine l’auditoire.

On assiste ensuite à une interprétation hors du commun. Dès les premières notes, l’inspiration très haute et l’engagement total des musiciens galvanise la salle. C’est un voyage spirituel hors du temps. En effet, sous-titré À la mémoire d’un grand artiste, ce Trio est une œuvre de deuil : Tchaïkovsky l’écrit à la suite du décès de Nicolaï Rubinstein, frère d’Anton. Les musiciens jouent avec un abandon quasi total, comme s’ils étaient possédés par l’esprit du compositeur lui-même submergé par le souvenir de son ami. Tout est imprégné du poids de ce souvenir : les doubles forte sont chargés d’émotion, comme des cris de désespoir. Si la force déployée par chaque musicien crée un pathos extrême, leur sens de l’équilibre est tel que rien ne semble jamais « dépassé ». Dans le deuxième mouvement, dans des variations plus lumineuses, la légèreté aérienne qui s’y installe crée un contraste saisissant avec la gravité du reste. À la fin de la pièce, les musiciens paraissent vidés par l’intensité de ce qu’ils viennent de traverser — et le public, avec eux. Quelle soirée mémorable !

Retenue stylistique et l’éclat final

Dans l’après-midi du dimanche de Pâques, le Trio Arnold (Shuichi Okada, violon ; Manuel Vioque-Judde, alto ; Bumjun Kim, violoncelle) et le pianiste Kojiro Okada interprètent le Quatuor avec piano n°3 WoO 36 de Beethoven, puis de Mendelssohn, des Romances sans paroles pour piano solo et le Quatuor avec piano et cordes op. 3. Le changement d’atmosphère est radical par rapport au concert précédent : le jeu est plus stylisé, dominé par une grande élégance. Le programme ne se prête guère aux débordements émotionnels, mais une impression de jeu sage, retenu, voire prudent, persiste. Ainsi, le Quatuor de Beethoven reste relativement calme, sans véritables explosions de forte ; le Grand Duo (en réalité une sonate) de Schubert est livré dans un discours mesuré, d’une grande sobriété. Il faut attendre le Quatuor de Mendelssohn, et surtout ses deux derniers mouvements, pour sentir une vivacité attendue. Enfin, les musiciens se lâchent ! Dans ce Final, un Mendelssohn de 16 ans se laisse emporter par une fièvre juvénile, non sans rappeler le Sturm und Drang. Et les interprètes intensifient leur expression à mesure que la partition progresse. Voilà tout le plaisir d’un concert : voir le paradigme interprétatif évoluer en direct, et sentir l’interprétation devenir plus intense, plus concentrée, plus profonde.

Ces trois concerts illustrent la richesse et la diversité de la musique de chambre, entre exploration sonore, intensité émotionnelle et raffinement stylistique. Fidèle à son esprit, le Festival de Pâques de Deauville continue de faire dialoguer générations, répertoires et sensibilités.

Victoria Okada

Concerts du 18 au 20 avril, Salle Élie de Brignac-Arqana, Deauville. 

Crédits photographiques © Claude Doaré

NB : L’autrice de cette article n’a aucun lien de parenté avec les artistes qui portent le même patronyme. 

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