Filippo Gorini : l’urgence expressive  de deux sonates ultimes de Beethoven ?

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Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827) : Sonates pour piano n° 29 op. 106 « Hammerklavier » et n° 32 op. 111. Filippo Gorini, piano. 2020. Livret en anglais, en français et en allemand. 73.15. Alpha 591.

Le jeune pianiste italien Filippo Gorini ne manque pas d’audace ni d’ambition beethovenienne. Après un premier disque consacré aux redoutables Variations Diabelli, il s’attaque à deux sonates impressionnantes, à savoir les opus 106 et 111. Né en 1996, Gorini étudie au Conservatoire Donizetti de Bergame avec Maria Grazia Bellocchio. Il suit aussi des masterclasses d’Andrei Gavrilov, Alexander Lonquich ou Peter Donohoe. Il est titulaire de plusieurs distinctions ; en 2013 il est Premier Prix du Concours Neuhaus du Conservatoire de Moscou et en 2015, il est lauréat du Concours International Beethoven-Telekom à Bonn. Disciple d’Alfred Brendel, ce jeune virtuose, qui pratique aussi la musique de chambre, a un répertoire déjà bien fourni, qui va de l’ère baroque jusqu’à nos contemporains. Non content d’avoir des doigts magiques, Filippo Gorini bénéficie aussi d’une belle plume. Il signe la notice de ce CD Alpha, dont il ouvre le texte en proclamant : « Y a-t-il rien de plus profondément émouvant que la glorification de la fragilité humaine ? Peut-être ne ressent-on pas d’empathie pour un dieu ni n’acclame-t-on un héros invincible, mais seule une âme insensible ne verserait pas une larme en voyant un humain triompher de l’adversité. Les œuvres tardives de Beethoven reprennent ce récit universel, lui donnant une substance musicale à travers un langage radicalement nouveau. Et, parmi ses sonates pour piano, aucune n’est sans doute aussi extrême dans son urgence expressive que les deux enregistrées ici. »

Urgence expressive ? Celle de Gorini se traduit par une technique irréprochable tout au long de ce parcours bien lourd pour un jeune homme de moins de vingt-cinq ans. La grande construction architecturale de l’opus 106 est soumise dès le début de l’Allegro initial à un traitement intense, à un engagement que l’on dirait crucial, dans un tempo enlevé que Gorini va laisser se déployer, au-delà de la fougue, dans une sonorité qui met en valeur les aspérités comme les accords mélodiques, tout en soulignant bien les contrastes. Le Scherzo, qui apparaît ici comme une parenthèse vers l’immense Adagio, semble par contre un peu désincarné, comme si Gorini gommait l’humour grinçant qui le sous-tend. L’Adagio se déroule dans une atmosphère de grande lenteur, dans laquelle le pianiste s’égare parfois. Si les nuances sont retenues, mettant en valeur « toute l’intimité du cœur humain, dans une confession sincère qui semble supplier qu’une âme écoute », comme il le dit dans la notice, si la respiration est présente, contrôlée et pensée, Gorini oublie que ce côté émotionnel contient aussi une pulsation dramatique qu’il convient de laisser s’épanouir. Méditation n’égale pas absence expressive ; ici, le pianiste semble écouter la beauté de son jeu, accordant à la confession qu’il suggère un traitement trop neutre, dont l’intériorité paraît abstraite. Mais il se rachète complètement dans le dernier mouvement, dans lequel, après une introduction qui semble être en suspension, il donne libre cours à l’intensité de la technique contrapuntique et à son sens de la projection. Ici, il habite le discours avec un éblouissant élan dynamique qui accorde à ce final impressionnant la dimension qui le traverse. Les réserves que nous avons émises n’ont pas pour but d’accabler cette conception qui a été mûrie et dont la cohérence montre que Filippo Gorini est un pianiste qui, au-delà des notes, est à la recherche du message le plus profond de Beethoven, que sa jeunesse lui laisse largement le temps d’approfondir tant et plus. 

La recherche du message, Gorini la démontre dans l’opus 111, dont il a compris l’énergie sobre comme la force implacable. Ici, il s’investit dans une aventure qui accumule les contraires, avec une inventivité rythmique et un éclat vivifiant ; il touche même au grandiose dans l’Allegro con brio ed appasionato et ses passages fugués qu’il contrôle fermement. La réussite est au rendez-vous de l’Arietta grâce à la simplicité incisive qu’il y distille avec subtilité avant de laisser les riches sonorités envahir l’Adagio qui emmène ce second mouvement vers les cimes de l’âme humaine, celles du « chemin menant à la rédemption, à la tendresse, à la paix -gloire mystique ultime », comme l’écrit encore Gorini. Peut-être la poésie pourrait-elle être encore plus marquée, pour ne pas laisser toute la place au seul univers spirituel. Mais il faut reconnaître qu’à moins de 25 ans, Filippo Gorini laisse déjà un témoignage de premier ordre qui fait espérer que, dans l’avenir, il s’attardera encore à Beethoven.

L’enregistrement de ce CD a été réalisé en août 2019 en la Beethoven Haus de Bonn, avec une prise de son de Ken Yoshida. Cette dernière a parfois tendance à uniformiser les timbres, ce qui accentue la sensation de langueur appliquée que l’on découvre de temps à autre. A moins que ce choix ne fasse partie des options de ce virtuose si prometteur…

Son : 8  Livret : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 8

Jean Lacroix

 

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