Flagey Piano Days 2020
Le festival de piano organisé chaque année par Flagey en février (et il se poursuivra jusqu’au dimanche 16 avec des artistes de la trempe de Boris Giltburg, Lars Vogt ou Cédric Pescia) est un rendez-vous goûté des pianophiles. Choisissant parmi des récitals et concerts d’environ une heure, ils peuvent y retrouver des artistes familiers et en découvrir de moins connus dans des répertoires qui sortent volontiers des sentiers battus (la présente édition va littéralement du grégorien au contemporain en passant par tout qui les sépare), même si pour cette année 2020 -250e anniversaire de la naissance de Beethoven oblige- une oeuvre du maître de Bonn figurait obligatoirement dans tous les programmes proposés.
Pour ce premier weekend, deux splendides prestations firent certainement le bonheur de plus d’un mélomane.
D’abord -et pour ne pas se limiter au piano seul- Gautier Capuçon et Frank Braley offrirent samedi soir à une foule des grands jours (au point qu’on avait dû placer une trentaine de spectateurs sur la scène) une irrésistible intégrale des Sonates pour violoncelle et piano de Beethoven. Proposant très justement les oeuvres dans l’ordre de leur composition, Capuçon et Braley abordèrent les deux sonates de l’Op. 5 en faisant preuve d’un irrésistible élan dans les mouvements rapides comme d’une fine sensibilité dans les mouvements lents. La clarté et la pureté du jeu impeccablement articulé et finement pédalé du pianiste impressionnèrent fortement, alors que le violoncelliste -dont on saluera la magnifique sonorité et l’impeccable justesse- chantait merveilleusement la belle cantilène de l’introduction de la Deuxième Sonate, suivi par un deuxième mouvement dont les interprètes rendirent finement l’humour pince-sans-rire à la Haydn avant de terminer par un Rondo enthousiaste et exubérant.
De la Troisième Sonate, généralement considérée comme la plus parfaite des cinq, Capuçon et Braley donnèrent une interprétation de haute tenue, véritable modèle d’équilibre, à la fois lyrique et vivante.
Quant au diptyque de l’Op. 102, les interprètes en saisirent parfaitement la nature plus expérimentale (et franchement avant-gardiste pour l’époque), faisant preuve d’une compréhension idéale de la profondeur et du caractère par moments énigmatique et expérimental de la musique, de ses brusqueries et ruptures de ton, comme de l'extraordinaire beauté des mouvements lents.
Triomphe mérité et bis inattendu, sous la forme d’une Méditation de Thaïs de Massenet déclamée avec énormément de classe par Gautier Capuçon soutenu par le piano attentif de Frank Braley.
Bien que précédé d’une flatteuse réputation, Andreas Haefliger ne semble pas s’être produit souvent à Bruxelles, et c’est donc avec d’autant plus de curiosité que son récital, mariant la Sonate N° 30, Op. 109 de Beethoven et les Tableaux d’une Exposition de Moussorgski, était attendu dimanche après-midi dans un Studio 4 bien garni.
Il ne fallut pas longtemps pour se rendre compte que le pianiste suisse est un musicien de grande classe et un beethovénien d’envergure, dans une Sonate conçue dans un esprit de sérieux sans raideur et avec une très fine sensibilité. Tout au long de l’oeuvre, on sent que l’artiste sait ce qu’il veut et où il va. Le sommet de sa prestation fut le Gesangvoll final, rendu à la fois avec délicatesse et fantaisie, avec en particulier une fin superbe où, dans les dernières mesures, l’artiste donnait l’impression de laisser la musique s’éteindre doucement. Le seul reproche qu’on pourrait lui faire est un recours parfois excessif à la pédale, sans doute superflu quand on dispose d’un si beau legato.
Dès la Promenade initiale (comme lors de tous les retours de celle-ci, bien différenciés), Haefliger se montra le meilleur guide qu’on eût pu souhaiter pour une visite des Tableaux moussorgskiens. La menace sourde de Gnomus, le caractère charnu et véritablement sculpté de la mélodie du Vecchio castello, l’espièglerie des Tuileries, la lourdeur voulue de Bydlo avec cette brutalité obstinée de la main gauche qui semble déjà annoncer Bartók, le Ballet des poussins dans leur coque avec la légèreté et la pincée d’humour requises, l’opposition entre un Samuel Goldenberg péremptoire et un Schmuyle volubile et un peu timide, un Marché de Limoges vif et tourbillonnant, des Catacombes mystérieuses, le thème de la Promenade métamorphosé dans le Cum mortuis in lingua mortua, la cascade d’accords parfaitement posés dans la Cabane sur pattes de poule (à laquelle il manquait juste un petit grain de folie), tout cela nous amena à une magnifique Grande Porte de Kiev où, après une introduction jouée avec la majesté requise, Haefliger réussit à russifier sa sonorité dans une partie centrale vraiment kaléidoscopique avant de terminer sur une superbe apothéose. Une grande interprétation qui donne envie de réentendre bien vite cet artiste.
Bruxelles, Flagey, les 8 et 9 février.
Patrice Lieberman
Crédits photographiques : Fabien Monthubert