Avec l’Orchestre de chambre de Lausanne, un nouvel Horowitz ?

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Une ou deux fois par saison, l’Orchestre de Chambre de Lausanne se produit au Victoria Hall de Genève en répondant à l’invitation de l’Orchestre de la Suisse Romande qui, en ces-jours-ci, s’est mis en route pour une longue tournée en Extrême-Orient.

Son directeur musical et artistique depuis 2015, Joshua Weilerstein, prend d’abord la parole pour expliquer que le programme est une véritable Arche russe qui a pour clé de voûte le Quatrième Concerto pour piano et orchestre en si bémol majeur op.53 de Sergey Prokofiev.  Ecrit en septembre 1931 pour Paul Wittgenstein qui refusa de le jouer, l’ouvrage ne sollicite que la main gauche du soliste ; il fut relégué aux oubliettes puis fut créé le 5 septembre 1956 à Berlin par Siegfried Rapp avant de susciter l’intérêt de Rudolf Serkin. Ici, un jeune pianiste moscovite de trente-cinq ans, Boris Giltburg, l’empoigne avec une énergie roborative qui suscite un jeu percussif brillant et une articulation permettant les sauts de tessiture les plus invraisemblables. L’andante acquiert l’expression de la déploration  qu’accentuent de pesantes formules en triolets et de puissants ‘fortissimi’, tandis que le scherzo resplendit par la précision du trait, se voilant sous de vaporeuses envolées. Et le finale tient de la toccata la plus échevelée. Devant l’enthousiasme délirant des spectateurs, Boris Giltburg concède de bonne grâce deux bis, le Prélude en si majeur op.32 n.12 de Sergey Rakhmaninov, fugace comme une brève élégie, et une Suggestion diabolique op.4 n.4 de Prokofiev  à couper le souffle. Aurait-t-on découvert un nouvel Horowitz ?

En début de concert, le chef et son orchestre avaient proposé une page de Mikhail Glinka, Kamarinskaya, datant de 1848 et considérée comme la première œuvre symphonique authentiquement russe. Dans un rubato fluide, les cordes développent un chant nuptial, agrémenté par les bois, qui se ralentira pour laisser place à la kamarinskaya, la danse proprement dite, répétant inlassablement le même motif, tout en devenant exubérante par les gradations de coloris.

S’y enchaîne la Vocalise pour orchestre op.34 que Rakhmaninov élabora en 1919 d’après une mélodie sans paroles pour piano. Dans un ample legato, les violons chantent un simple motif que contrepointeront le cor anglais et le hautbois en étirant les lignes afin de suggérer un climat mélancolique tout en retenue.

En seconde partie, Joshua Weilerstein et l’OCL présentent deux pages insolites, la transcription pour orchestre de chambre du Troisième Quatuor à cordes de Chostakovitch réalisée par Rudolf Barshai en 1946, l’année même de la création de l’original. L’Allegretto a ici l’allure d’une promenade enjouée que troublent les violons sur fond de cordes graves en produisant un pianissimo inquiétant. Mais éclate le conflit dont les arêtes saillantes traduisent la véhémence qu’absorbera l’adagio avec cette douleur lancinante qu’exprimera le violoncelle en dialoguant avec les bois ; et le finale serait presque un retour à la vie, si avaient pu se dissiper les nuages menaçants pointant à l’horizon.

‘Jeu musical pour deux violons, deux petits orchestres à cordes, contrebasse et chef d’orchestre’, tel est le sous-titre cocasse donné en 1977 par Alfred Schnittke à son bref Moz-Art à la Haydn, débutant dans le noir face à des pupitres à peine éclairés, dans un son presque inaudible émanant des deux formations. Puis éclate la lumière : le premier violon François Sochard échange quelques répliques ironiques avec le chef de pupitre des seconds, Alexander Grytsayenko, pour égratigner Don Giovanni, Die Zauberflöte, la Quarantième de Mozart et même La Surprise de Haydn. Et peu à peu, chacun s’en va comme dans la Symphonie Les Adieux… Et le public surpris fête bruyamment ce très beau concert qui nous a révélé un pianiste hors normes.

Genève, Victoria Hall, 4 avril 2019

 Paul-André Demierre

Crédits photographiques : Sasha Gusov

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