Flagey Piano Days 2023

par

Chaque année, les Flagey Piano Days -qui en sont déjà à leur dixième édition- permettent à un public passionné et connaisseur de retrouver des valeurs sûres de l’instrument que de découvrir de jeunes et prometteurs interprètes, mais aussi d’entendre des répertoires inhabituels.

Et c’est précisément ce qui faisait une grande partie de l’intérêt du récital de la pianiste serbe Tamara Stefanovich dans un programme couvrant près de deux siècles et demi d’histoire de la sonate pour clavier. S’il faut saluer la vaste culture musicale d’une interprète au répertoire sortant résolument des sentiers battus ainsi que sa technique imparable, son approche consistant à aborder des musiques allant de Bach à Ives en les soumettant à l’éclairage franc et parfois même brutal d’une rigoureuse modernité aura certainement étonné certains auditeurs. Cependant, il est impossible de mettre en doute l’honnêteté foncière de la pianiste tout comme il faut saluer sa volonté admirable de sortir des ornières du répertoire pianistique. La peu connue Sonate en la mineur BWV 965 de Bach (un arrangement de la Sonate n° 1 pour cordes et continuo tirée du Hortus Musicus de J.A. Reincken qui est en fait une suite baroque à 7 mouvements) nous montra la pianiste élégante dans l’Allemande, finement dansante dans la Courante et digne dans la Sarabande, elle déploya une clarté digitale totale dans les mouvements rapides pris de façon très (voire un peu trop) énergiques. 

Marquée par un beau contrôle de la dynamique, des trilles très proprement exécutés et une belle variété des couleurs, la Sonate en do mineur de Soler fut caractérisée par une exécution mieux maîtrisée.

On passe ensuite à la rare Sonatine n° 2 de Busoni (1912). Tenant à la fois de l’atonalité de Schönberg et du côté percussif de Bartók à la même époque, voici une musique vraiment intéressante qui mériterait d’être entendue plus souvent. Très à l’aise aux difficultés de la partition, Tamara Stefanovich en donna une version où le romantisme un peu vénéneux de Busoni le céda à une approche franche et énergique, mais assez prosaïque.

Suivirent deux belles Sonates de Scarlatti - la K. 158, en do mineur, rêveuse et généreusement pédalée ainsi que la K. 8 en sol mineur, prestement enlevée quoique sans brutalité- avant qu’on n’en passe à la Sonate en sol mineur, Wq. 65/17 (1733) de l’inclassable Carl Philipp Emanuel Bach, ce compositeur à la fantaisie débridée qui regarde aussi bien vers le baroque qu’il semble à d’autres moments -comme dans le Finale- annoncer Haydn et Mozart. Ici, Tamara Stefanovich se montra très en phase avec le côté capricieux et imprévisible du compositeur.

Une nouvelle paire de Sonates de Scarlatti vit la pianiste d’abord sensible à la poésie de la K. 87 en si mineur avant de faire preuve d’un tempérament vif-argent dans la K. 13 en sol majeur domptée sans peine.

Charles Ives est un autre compositeur inclassable. Dans la Three-Page Sonata (1949), la pianiste fit admirer une aisance technique remarquable et une imperturbable rigueur interprétative même là où on aurait aimé par moments un peu plus de tendresse et de mystère de sa part. 

On félicitera Tamara Stefanovich d’avoir choisi de conclure son exigeant programme par l’injustement négligée Troisième sonate (1936) de Paul Hindemith. Œuvre de près de vingt minutes d’un compositeur assumant un retour voulu à une certaine tradition, elle vit l’interprète posée et sereine dans le Ruhig bewegt initial, puis faire montre ensuite de beaucoup d’aisance, de gaité et de belles couleurs dans le Sehr lebhaft plus astringent qui suivit. Stefanovich joua ce mouvement rapide avec beaucoup d’allant, même si ses aigus étaient parfois un peu clinquants. Les deux derniers mouvements -Mässig schnell, déterminé et sérieux sans sécheresse, et la Fugue finale avec certains passages mystérieusement pâles et désolés- semblent une véritable prémonition des Préludes et Fugues de Chostakovitch.

Conclusion : un beau programme montrant la phénoménale richesse du répertoire pour piano dans des interprétations qui ne laissent pas indifférents. 

Bien garni pour le récital de Tamara Stefanovich, le Studio 4 de Flagey était plein à craquer pour accueillir Boris Giltburg, chouchou du public bruxellois depuis sa victoire au Concours Reine Elisabeth en 2013. 

Il faut faire observer ici que si Tamara Stefanovich avait exécuté son récital avec partitions imprimées et tourneuse de pages, Boris Giltburg avait choisi l’option plus moderne et plus discrète des partitions électroniques sur tablette qui offrent deux avantages : cela permet à l’exécutant de jeter de temps en temps un coup d’œil au texte alors que l’encombrement réduit et l’absence de tourneur de pages ne perturbent en rien le public. Il ne serait pas étonnant que cette formule soit appelée à se répandre. 

C’est par ailleurs un très beau programme placé sous le signe de la grande virtuosité qu’avait retenu Boris Giltburg, parfaitement servi par un magnifique Fazioli. C’est un vrai défi pour un pianiste de s’attaquer au quatre Ballades de Chopin, aussi exigeantes sur le plan de la technique que de l’expression. Mais dès le début de la Première -œuvre allègrement massacrée par tous les aspirants virtuoses de la planète- on savait que l’on était en de bonnes mains. En effet, Giltburg est de ces musiciens qui mettent leurs considérables moyens au service de la musique plutôt que de leur vanité personnelle. Et quel plaisir d’entendre un interprète maîtriser de bout en bout cette œuvre si rabâchée en ne cédant jamais à la tentation de la virtuosité creuse dans une interprétation où le respect des innombrables nuances p et pp et l’aisance des passages en gammes chromatiques impressionnèrent autant que la coda menée avec une maîtrise admirable.   

On pourra se montrer tout aussi élogieux pour les autres Ballades. Quelle belle façon de faire ressortir la douceur de l’introduction et le caractère tempêtueux et passionné du presto con fuoco qui suit dans la Deuxième, ou l’atmosphère féerique et la légèreté bondissante de la Troisième avant qu’elle ne se termine sur une coda animée. L’aisance et la distinction de la Quatrième n’impressionnent pas moins avec ce petit pincement au cœur dans le thème qui suit l’introduction, mais aussi le brillant sans clinquant des grands passages virtuoses. Et quelle magnifique compréhension de ce mélange de sérieux, de grâce, de poésie et d’imagination qui est la marque de la musique de Chopin.

La deuxième partie n’allait pas demeurer en reste, avec quatre des Dix pièces pour piano adaptées par Prokofiev de son ballet Roméo et Juliette. Giltburg a toutes les qualités pour briller dans ce répertoire : précision de la technique, côté pince-sans-rire quand il le faut, sens du mystère et de la théâtralité. On retiendra volontiers ici des Montagus et Capulets joués avec force mais sans lourdeur aucune.

Gaspard de la nuit est un défi pour n’importe quel pianiste, tant le triptyque de Ravel exige autant d’irréprochable virtuosité que de maîtrise interprétative sans faille. Et quelle belle Ondine n’entendit-on pas ici avec ce sens d’insaisissable fluidité parfaitement rendu par l’interprète. Et comment ne pas admirer le contrôle de la tension dans un Gibet au glas inexorable ? Et c’est sur un Scarbo véritablement habité, où Giltburg évoquait le démon grimaçant avec une virtuosité proprement satanique, que se termina une prestation d’une classe exceptionnelle.

Chaleureusement applaudi par un public enthousiaste, le pianiste offrit encore deux superbes bis : d’abord un magnifique Clair de lune de Debussy joué avec une exquise délicatesse, avant de terminer cette belle soirée sur une Suggestion diabolique de Prokofiev idéalement grinçante. 

Bruxelles, Flagey, le 11 février 2023.

Patrice Lieberman

Crédits photographiques : Sasha Gusov



Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.