Flûte et hautbois autour de CPE Bach : deux nouvelles parutions

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Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) : Sonates en la majeur Wq 48/6 (adagio), en la majeur Wq 65/32 (andante con tenerezza). Quatuors en la mineur, ré mineur, sol majeur Wq 93-95. Nevermind. Anna Besson, flûte. Louis Creac’h, alto. Robin Pharo, viole de gambe. Jean Rondeau, clavecin. Livret en français, anglais, allemand. Août 2020. TT 57’21. Alpha 759

The oboe in Berlin. Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) : Sonate en sol mineur Wq 135 ; Sonate en fa majeur [arrgmt Wq 163]. Christoph Schaffrath (1709-1763) : Quatuor en mi bémol majeur CSWV D:6. Wilhelm Friedemann Bach (1710-1784) : Sicilienne en la mineur. Carl Ludwig Matthes (1751- ?) : Sonate en mi bémol majeur. Johann Gottlieb Janitsch (1708-1762) : Sonata di camera en si bémol mineur. Xenia Löffler, hautbois. Daniel Reuter, violon. Mickael Bosch, hautbois. Katharina Litschig, violoncelle. Györgyi Farkas, basson. Felix Görg, violone. Michaela Hasselt, clavecin. Livret en anglais, français, allemand. Octobre 2020. TT 63’11. Accent ACC 24377

Pour les trois Quatuors Wq 93-95 écrits lors de l’ultime année 1788, l’inventaire de succession du compositeur indique « Quartetten, fürs Clavier, Flöte, Bratsche und Baß ». Pour autant, cette série resta inédite jusqu’à 1952 et un doute persiste sur l’effectif que Carl Philipp Emanuel avait en tête, puisque l’appellation « quatuor » se réfère plutôt aux nombre de voix qu’au nombre d’instruments en jeu. Pour le manuscrit autographe de celui en sol majeur conservé à la Sing Akademie de Berlin, le Répertoire International des Sources Musicales indique qu’on y décèle « des trichromies, qui permettent de déterminer les positions du vlc ». On peut cependant penser que ces annotations sont apocryphes, d’autant que Johanna Maria Bach affirmait en octobre 1791 à Johann Jakob Heinrich Westphal que la copie qu’il avait reçue était complète et qu’ « il n’y a pas d’autre basse que celle de la partie de clavier ». La notice du CD admet d’ailleurs que « la présence de la basse d’archet n’est pas mentionnée », et que le manuscrit tait si « ces pièces sont destinées à être jouées au clavecin ou au pianoforte ».

Des enregistrements d’août 1976 chez L’Oiseau Lyre et février 1979 (Philips) intégraient un violoncelle, en optant respectivement pour un pianoforte (Christopher Hogwood) et un clavecin (Ton Koopman). En mars 1987 (DHM), l’ensemble Les Adieux s’en tenait à un trio de pianoforte (Andreas Staier), flûte et alto. Idem pour Wolfgang Brunner, Linde Brunmayr-Tutzet et Ilia Korol (Hänssler, décembre 2013). Barthold Kuijken, Ann Cnop & Ewald Demeyere privilégièrent aussi le trio, avec clavecin toutefois (Accent, septembre 2014). En revanche, Jan de Winne, Marten Boeken, Roel Dieltiens et Shalev Ad-El (Passacaille, 2011) avaient entretemps entrepris de réintégrer le violoncelle, supposant implicite sa présence.

Ici, Nevermind a choisi une distribution favorable à sa formation, incluant le recours archaïque à la viole de gambe. À une époque fertilisée par l’Empfindsamkeit et le Sturm und Drang, l’année-même où Mozart compose sa grandiose symphonie Jupiter, et dans un contexte où Haydn échafaude le style classique, on peut estimer l’option clavecin et viole un brin anachronique et dépassée. En tout cas, la sonorité délicate et discrète de Robin Pharo s’intègre harmonieusement au défi relevé par nos quatre musiciens, déjà appréciés dans leurs remarquables albums Conversations et Quatuors parisiens (Telemann) édités depuis 2016 chez le même label Alpha. Le dialogue chambriste se prête à une interprétation robuste, dont le dessin polyphonique est appuyé, et cède peu aux manières galantes. Le programme est complété par deux mouvements lents arrangés en quatuor d’après les Sonates pour clavier Wq 48/6 et Wq 65/32

Alors qu’à Dresde rayonnait l’ensemble de virtuoses de la Hofkapelle choyés sous Auguste le Fort (1670-1733), la vie artistique brillait aussi dans la rivale Berlin qui avait intronisé son premier « Roi de Prusse » en 1740. Un orchestre de quarante musiciens fut consolidé, n’hésitant pas à débaucher de prestigieux solistes comme Johann Joachim Quantz (1697-1773) arraché à la Cour saxonne. On sait que le monarque adorait la flûte, ce qui ne l’empêcha pas d’engager quatre hautboïstes. Répertoire de chambre dans les appartements royaux, concerts d’apparat pour réjouir la cité : la musique résonnait aussi bien à la Cour que dans les salons aristocratiques et les académies bourgeoises. C’est même dans la sphère privée que s’émancipèrent des initiatives démarquées des goûts conservateurs de Frédéric II, qui finirent par décourager Carl Philipp Emanuel Bach, attaché à son service comme claveciniste dès 1740. Le programme du disque commence et s’achève par deux de ses sonates. Celle pour hautbois et basse continue remonte certes à sa période leipzigoise, mais celle Wq 163 date de 1755 ; sa nomenclature pour flûte à bec basse & alto se voit ici transcrite pour oboe da caccia et violoncelle piccolo. 

Les musiciens de cet entourage écrivirent aussi des partitions de qualité, comme ce bref et séduisant Quatuor pour deux hautbois, ou cette Sonata da camera dans la tonalité alors inusuelle de si bémol mineur. Leurs auteurs, Christoph Schaffrath et Johann Gottlieb Janitsch, avaient été embauchés avant l’accession au trône de Frédéric le Grand, et participèrent autant à son cénacle qu’ils animèrent des concerts privés. En revanche, après son activité à Halle et Brunswick, ce n’est que tardivement que Wilhelm Friedemann Bach rejoignit Berlin, en 1774, en quête d’opportunités et reconnaissance qu’il trouvera un temps auprès d’Anna Amalia, sœur du souverain. La Sicilienne dérive d’une ancienne Symphonie de 1740. On sait peu de choses sur Carl Ludwig Matthes dont le CD fixe la naissance à 1751, alors que la publication en 1770 des deux sonates que nous lui connaissons le créditerait donc de talents fort précoces. D’autant que la mignonne sonate en mi bémol exprime un langage aguerri et raffiné, délicieusement mélodieux.

Ce florilège est servi par une convaincante équipe autour de Xenia Löffler, soliste de l’Akademie für Alte Musik Berlin depuis une vingtaine d’années et avec laquelle elle avait déjà enregistré deux concertos de CPE Bach (Harmonia Mundi, 2019). Sa remarquable discographie peut dignement s’ajouter le présent CD, agréable panorama chambriste du hautbois germanique à une époque partagée entre dissensions (conflit de la Succession d’Autriche et Guerre de Sept ans) et galanterie.

Alpha : Son : 8,5 – Livret : 7 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9

Accent : Son : 8,5 – Livret : 7,5 – Répertoire : 8-9 – Interprétation : 8,5

Christophe Steyne

 

 

 

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