Récital didactique pour Jean Rondeau, -dialogue du maître et de l’apprenti

par

Gradus ad parnassum. Œuvres de Giovanni Pierluigi da Palestrina (c1525-1594), Johann Joseph Fux (1660-1741), Joseph Haydn (1732-1809), Muzio Clementi (1752-1832), Ludwig van Beethoven (1770-1827), Claude Debussy (1862-1918), Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791). Jean Rondeau, clavecin. Livret en français, anglais. Octobre 2021. TT 82’22. Erato 5054197416170

FANTAISIE À 2 VOIX, ALIO MODO

« Parfois, toutes nos pensées sont mal interprétées.

– Ô oui, la prose d’autrui peut échapper à l’intelligence commune. Des fripons ont pu le reprocher à quelques textes abscons.

– Vos chapitres sont parfois comme ceux de Satie, ils sont tournés en tous sens… Leur silence vaudrait-il un aveu ?

– L’humour du Solitaire d’Arcueil permet de “dégonfler la mégalomanie de la glorieuse apparence” rétorquerait Vladimir Jankélévitch ! 

– “L’incohérence d’un discours dépend de celui qui l’écoute. L’esprit me paraît ainsi fait qu’il ne peut être incohérent pour lui-même” narguerait encore le Monsieur Teste de Paul Valéry. Foin de patentes et d’escarmouches, mon exergue avançait surtout une citation : “Sometimes all of our thoughts are misgiven”, tirée du tube d’un célèbre rock band des années 1970. Allusion à cet escalier vers le ciel que l’on voit sur la pochette de l’album. Quel opportun artwork !

– Recadrons. Ce firmament, c’est le Parnasse, résidence des Muses dans la mythologie grecque. Par métaphore, les degrés qui y mènent ont désigné aux siècles passés des livres didactiques pour s’initier et s’aguerrir à un art. Dans le champ musical, le Gradus ad parnassum que Johann Joseph Fux (1725) dédia au contrepoint, les recueils homonymes de Muzio Clementi (1817-1826) voués à l’exercice du piano, en sont de célèbres représentants. Debussy pasticha ce dernier dans la première pièce de ses Children's Corner ; et dans ses Études il égratigna les entraînements aux gammes de Carl Czerny, grand pourvoyeur de cahiers pédagogiques.

– Alias pensum pour juvéniles, épouvantail à mélomanes. Ironie de pédale, que d’étouffoirs ! La férule en habit d’autorité. Czerny ne figure pourtant pas dans l’album, même sous couvert de nostalgie du débutant. Vilain souvenir de conservatoire ?

– Palestrina, auquel Fux rendit un large hommage, ne fournit-il pas un choix aussi légitime et moins convenu ? Surtout quand on décide d’aborder ses Ricercari, –fussent-ils bien de sa plume–, au clavecin.

– J’ai peut-être l’esprit d’escalier, mais György Ligeti en composa un particulièrement diabolique. Pincé par les becs, ça n’aurait point manqué de piquant.

– Pourquoi pas les Inventions de Bach ou tout L’Art de la Fugue tant qu’on y est ?! Quitte à rester dans la sémantique aviaire, le programme est déjà rempli comme un œuf ! On y glane la Fantaisie K. 397 et un Andante K. 545 de Mozart, qui possédait un exemplaire de l’ouvrage de Fux, deux Préludes de Beethoven qu’on commet rarement au concert (des mottes comparées à l’Himalaya de l’Hammerklavier), et la fameuse 31e Sonate de Haydn au complet –une demi-heure pour rappeler combien il fréquenta assidument le Gradus de son compatriote et s’en instruisit.

– Mais dans cette Sonate, la veine quasi-improvisante de l’Allegro moderato, le lyrisme de l’Adagio, les facéties capricantes du Presto : cette singulière sensibilité s’affranchit bien au-delà des leçons, de la grammaire musicale et du regard analytique que Debussy raillait comme une “science de castor”.

– Certes, l’apprentissage se destine à être acquis puis dépassé, en laissant s’exprimer son propre essor, fort de ses gènes, comme l’oiseau volera des ailes que nature lui a nanties.

– Ou comme le funambule en herbe, parvenu à son estrade, s'aperçoit qu'il a finalement pu évoluer sans balancier. Au fond c’est peut-être cette image que la notice du disque met en abyme et dénonce en creux : outre la technique transmise comme organe vestigial, l’artiste largue sa tutelle comme un fétiche devenu inutile.

– Osera-t-on insinuer que pour accoucher d’un récital à pareil thème, l’on se fendrait d’un dialogue fantasmé avec un professeur imaginaire ? Une discussion de maître à disciple telle un rassurant doudou ?! Sur le lit de l’alinéa, la propédeutique a bon dos. Telle audace me navre. Vous avez trop hasardé.

– Ingrat qui s’est épanché car il en avait moins désir que besoin ! D’autant que l’écritoire permet cette distanciation. La plume aide au meurtre symbolique. Sans psychanalyser à deux sous, il faut obtempérer au géniteur qui ensemence le talent. Puis se débarrasser du père castrateur. Nécessaire émancipation. Dialectique du dépassement, pour s’accomplir. Cette palingénésie, c’est le cycle des idoles.

– Comme on purge sa gourme ? Qu’on aspire à sa gloire ? Morbide et sordide, vous voilà sans fard. Nul intérêt d’accréditer un tel exorcisme pour justifier un disque, et encore moins pour l’apprécier. Il ne requiert point d’avocat ni d’exégèse, na ! Écoutez, adjugez. Votre for déboutera-t-il que le temps, la maturité, confirment les moyens de ses prétentions ? 

– Si fait ! C’est vrai qu’il s’annonce très réussi, même dépouillé d’alibi ou prétexte. Mais pas sans génie de conception : ratisser, et de ces répertoires primaires ou distillés, fonctionnels ou stylisés, fédérer un objet artistique, un polyèdre autotélique.

– C’est vous que de sensé voilà abstrus. Mallarméen ! Ontologie ou géométrie, -de guerre lasse, décontaminez ou l’on vous croira singe. Un effort de pragmatisme : autre argument si ça plaît ?

– Le claveciniste parmi les plus doués de sa génération excelle à communiquer, et sans qu’on lui reconnaisse toujours cette vertu parfois travestie sous un virtuose soin de paraître, sait ici rayonner de l’intérieur. Dans cette authentique offrande, presque humble, on devinerait qu’il prend plaisir à jeter les béquilles. Un regard dans le rétroviseur pour signifier ce qu’il n’est plus ? Compliments. Surtout quand il se pose des questions, les partage, les scénarise. À l’instar des deux recherches de Palestrina qui comme sphinges jumelles bornent le territoire de ce CD : une interprétation si touchante car nue, béante. À bas les oripeaux, on dirait qu’elle a “tué la marionnette”. Leur savante interrogation, que peut-elle donc nous enseigner ?

– “Trouver n’est rien. Le difficile est de s’ajouter ce qu’on trouve”

– Poète à ton tour. Nous cultivons les mêmes références.

– C’est souvent le cas quand on se parle à soi-même. Délicieuses herméneutiques.

– Les charmes de l’ambiguïté sont rompus. Merci de m’avoir libéré. »

Nous lui envions bien ça. La fiction s’arrête là. Toute ressemblance

Christophe Steyne

Son : 8,5 – Livret : ? – Répertoire : 7-10 – Interprétation : 10

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.