Foudroyant récital de violon baroque : un singulier visage de la beauté. Et une surprise à la fin !

par

LA BELLEZZA. Nicola Matteis jr (1650-1714), Romanus Weichlein (1652-1706), Biagio Marini (1594-1663), Johann Heinrich Schmelzer (c1623-1680), Andrea Falconieri (c1585-1656), Heinrich Ignaz Franz von Biber (1644-1704), Antonio Bertali (1605-1669), Johann Paul Westhoff (1656-1705), Dietrich Buxtehude (1637-1707), Marco Uccellini (1603-1680), Paolo Cima (c1575-1622) + un invité. Lina Tur Bonet, violon, viole d’amour ; Musica Alchemica. Livret en allemand, anglais, espagnol. Septembre 2019. TT 68’17 (sic, en apparence, mais voir l’article). Pan Classics PC 10408

Conseil préliminaire : allez jusqu’au bout du disque ; même s’il semble terminé, ne stoppez pas votre lecteur. Mystère ; comment insinuer que les chroniqueurs servent à quelque chose. Le Siècle de fer, tourmenté de guerres, d’épidémies et de famines, fut aussi celui de la science qui scrute l’univers ambiant, en ses deux extrémités : des vastitudes astrales jusqu’au minuscule qui nous entoure. Télescope et microscope à l’assaut des deux infinis de Pascal. La musique elle aussi, en son langage subtil, brigue l’essence de ce qui échappe aux sens communs et la pare de son émotion propre, celle de la beauté. Ainsi le paléontologue José Abel Flores, muni de moult références dans le livret, vient-il contextualiser ce disque intitulé La Bellezza et dont « Hymne orphique à la Nature » pourrait constituer le sous-titre. « J’ai voulu rassembler quelques-unes des plus attrayantes pièces que je connais de cette période, dans une sorte de vanitas qui rappelle l’éphémérité, mais aussi défend ce qui de nos jours est important dans la beauté, comme peut-être l’unique voie de salut possible, tel un feu d’artifice dont la contemplation nous emplit de vérité » nous explique joliment Lina Tur Bonet dans sa notice. Et d’évoquer aussi les Pythagoriciens pour qui la musique peut restaurer la sérénité de notre esprit troublé. D’évoquer le dualisme antique de la musica mundana et de la musica terrestris : parenthèse, on pourra réécouter l’érudit album O Tu Chara Sciença de La Reverdie (Arcana, 1993) pour resituer les enjeux du Quadrivium dans la philosophie scholastique et sa déclinaison dans le répertoire médiéviste. D’évoquer, dans notre monde contemporain, le rapport distendu à la Nature, laquelle était pourtant sublimée par les musiciens de ces lointaines époques. D’évoquer Shéhérazade qui, par ses contes, créait chaque jour de la beauté pour survivre au lendemain. Retisser un lien entre l’écologie et l’art, résume l’interprète espagnole : « considérons cet enregistrement comme une déclaration en soutien à la beauté et à la préservation de la nature ».

Au-delà du prétexte bien mieux élégamment rédigé que notre vilain raccourci, voici donc une anthologie du violon au XVIIe Siècle. Là où le récent et magnifique album Seicento d’Enrico Onofri visitait le jardin italien en ses premières fleurs, le programme explore un spectre géographique élargi. La péninsule, berceau d’un genre qui s’émancipa du rôle fonctionnel de la danse, est bien sûr à l’honneur : au fondement, la Sonata Seconda de Paolo Cima ; l’Aria sopra la Bergamasca de Marco Uccellini (Modène, Parme), la Sonata sopra la Monica de Biagio Marini (Brescia). L’Italie rayonna hors ses frontières : en Espagne et en France avec le Napolitain Adriano Falconieri dont nous entendons des Follias tirées de son livre de chansons ; à Vienne avec Antonio Bertali représenté ici par une Ciaccona. Vienne où brilla Nicola Matteis le jeune (né en Angleterre), et surtout Schmelzer, un importateur de la sonate avec basse continue (illustré dans son recueil Sonatae unarum fidium) qui influença Biber (on nous joue ici la Partia V de sa célèbre Harmonia artificioso-ariosa), lequel enseigna à Salzbourg. Romanus Weichlein y fut son élève, on découvre en plage 2 un extrait de son Encaenia Musices que Gunar Letzbor avait déjà intégralement enregistré chez le même label (1992). Le voyage nous mène au nord, à Dresde avec Westhoff dont le presto de la deuxième Sonate entreprend d’imiter le luth par son doux pizzicato : le morceau est précédé par une improvisation d’archiluth pincée par Giangiacomo Pinardi. On nous transporte jusqu’à Lübeck avec une Sonate de Buxtehude, qui montre l’étendue septentrionale de l’influence corellienne. Bien sûr, d’autres extensions germaniques étaient possibles : Heinrich Bach (1615-1692), Georg Muffat (1653-1704)… Mais le CD est déjà bien rempli et ne laisse quiconque sur sa faim. En revanche, on s’interroge : le livret nous parle en plusieurs endroits de La Reveuse de Marin Marais, comme si elle figurait au menu, or elle ne se trouve pas dans le tracklisting. Cette pièce aurait fourni un repoussoir poétique aux pièces démonstratives, souvent véhémentes, de la collection ici présentée.

L’Alia fantasia de Matteis offre d’emblée à la virtuose espagnole un solo qui nous introduit à son style farouche et passionné. La beauté, invoquée en étendard du disque, sera celle d’une rose dardée d’épines. Les phrasés osent l’expressivité maximale, enhardie du Stylus Phantasticus le plus ardent. Pour autant, second constat, l’équipe rayonne dans une complète plénitude, voire gonflée à bloc. La captation compacte renforce cette perception. Particulièrement dans Biber épaulé par la contrebasse d’Andrew Ackermann (un ancien du Concentus Musicus). Et dans Weichlein étoffé par les altos de Pietro Moldolesi et Teresa Ceccato. Pour contrebalancer le tempérament de l’Amati (Bologne, c1740) qui dévore ces pages tout cru, Valerio Losito conjoint une non moindre énergie dans les duos de violon ; on le retrouve à la viole d’amour pour Bertali et Uccellini. L’enchainement permet de renouveler les textures : ainsi la gambe de Rodney Prada dans Buxtehude, la harpe de Marta Graziolino dans Marini et Falconieri. Au clavier, Dani Espasa troque son clavecin pour l’orgue dans Weichlein et Cima. Les autres archets méritent aussi mention : Marco Ceccato au violoncelle, qui affute la conclusion obstinée de la Chaconne de Bertali. Ce continuo tout feu tout flamme exalte singulièrement les fièvres.

En exergue, les lignes de Lina Tur Bonet remercient les grands violonistes dont les captivantes performances ont développé son amour de la musique et l’ont inspirée pour accomplir son projet. Elle peut désormais ajouter son CD à la liste des enregistrements qui honorent le violon baroque et en livrent un visage fantasque et flamboyant. Un disque exaltant, qui harponne et brûle. La musique qui trouve dans notre environnement de quoi se transcender ? Surpassant les nobles intentions de l’entreprise détaillées dans le livret, la beauté qu’on nous représente ici, n’est-ce plutôt celle qui consomme notre humaine condition ? 

On pourrait conclure là cette chronique, on tairait alors la surprise qui révèle le sens profond de cet album. Or si on ne vous dit rien, l’auditeur risque fort de passer à côté ! Tiroir à secret : la dernière plage 15 s’éteint à 5’03 à la fin de Sonate annoncée… puis s’égrène de nouveau à 6’48. Marin Marais, le voici donc… On saisit mieux alors la citation latine Quærendo, amoris somnium invenietis qui nous intriguait en exergue du livret. Coup de théâtre à pas feutré, épiphanie qui éclaire rétrospectivement la signification de tout ce que nous avons entendu. Qu’en comprendre !? « We are such stuff as dreams are made on, and our little life is rounded with a sleep » écrivait Shakespeare dans La Tempête. La musique, la beauté, sont aussi celles qui se consument en reflet de notre humaine condition.

Christophe Steyne

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

 

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