Aline Piboule célèbre Gabriel Fauré sur un piano Gaveau de 1929

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Gabriel Fauré (1845-1924) : Improvisation op. 84/5 en ut dièse mineur ; Barcarolles n° 3 op. 42 en sol bémol majeur, n° 4 op. 44 en la bémol majeur, n° 5 op. 66 en fa dièse majeur, n° 9 op. 101 en la mineur, n° 10 op. 104/2 en la mineur, n° 12 op. 106 bis en mi bémol majeur, et n° 13 op. 116 en ut majeur ; Nocturnes n° 5 op. 37 en si bémol majeur, n° 11 op. 104/1 en fa dièse mineur, n° 12 op. 107 en mi mineur, et n° 13 op. 119 en si mineur. Aline Piboule, piano Gaveau 1929. 2023. Notice en français et en anglais. 62’20’’. Harmonia Mundi HMM902510.

Les détracteurs de Gabriel Fauré lui ont fait un mauvais procès en lui reprochant un certain anachronisme, dans la grande lignée romantique. Il a cependant adopté un langage singulier qui, au fil du temps, a évolué de manière éminemment personnelle sans subir les influences de son temps ou être guidé par elles. Cela le rend attachant, sinon fascinant. La pianiste française Aline Piboule a bien compris cette dimension. En cette année du centenaire de la disparition du compositeur, elle propose un panorama de barcarolles et de nocturnes qui s’étalent sur quatre décennies de création, entre 1885 et 1922. Le résultat est remarquable.

Formée au CNSMD de Lyon, sa région natale, puis à celui de Paris, avant de se perfectionner à l’Université de Montréal auprès de Jean Saulnier, Aline Piboule a montré dès son premier album ses affinités avec Fauré. En 2017, elle gravait pour le label Artalinna, la Ballade op. 19 (version pour piano seul), ainsi que Thème et variations op. 73, deux pages couplées avec la Sonate de Dutilleux. Depuis lors, sa discographie s’est orientée vers des horizons éclectiques, comme l’ont montré un programme où voisinaient, pour le Printemps des Arts de Monte-Carlo, Samazeuilh, Decaux, Ferroud et Aubert (lire l’entretien accordé le 24 mars 2021 à Pierre Jean Tribot, suivi de la critique de ce dernier), ainsi qu’un récent récital Bach/Greif/Liszt (Artalinna) ; la musique de chambre n’a pas été oubliée : deux disques avec le flûtiste Jocelyn Aubrun. Avec l’écrivain Pascal Quignard, auteur de Tous les matins du monde (Gallimard, 1991), Aline Piboule a formé un duo selon la formule « récit-récital » ; l’année Fauré a été l’occasion d’un spectacle commun autour de la relation du compositeur avec Marguerite Hasselmans, qui a partagé plus de vingt ans de sa vie. Viktoria Okada s’est fait l’écho, pour Crescendo, de la séance parisienne du 27 janvier 2024, à l’Amphithéâtre de la Cité de la Musique. 

Comme l’écrit dans une note le spécialiste de Gabriel Fauré qu’est Jean-Michel Nectoux, auteur de la biographie parue chez Fayard en 2008, Aline Piboule a enregistré ici un programme très personnel qui montre l’évolution du compositeur dans un ordre quasi chronologique. Nectoux précise : on a trop tendance à ne voir chez Gabriel Fauré que le grand charmeur qu’il était, mais c’est le Fauré plus puissant que l’on peut lui préférer, celui qu’anime ici une pianiste inspirée, qui lui est toute dévouée. La remarque est des plus pertinentes. Aline Piboule est en effet des plus inspirées tout au long de ce récital, qui débute par une Improvisation de 1903, tirée des Huit Pièces brèves. Cette courte page délicate et gracieuse est suivie du Nocturne n° 11 de 1913, poignant hommage dédié à la mémoire de Noémi Lalo, l’épouse du critique musical Pierre Lalo, décédée à quarante ans ; l’œuvre est émouvante, d’une infinie tristesse. La Barcarolle n° 5 de 1893 vient alors faire contraste, avec sa passion et sa part de violence contenue. En trois morceaux, Aline Piboule a résumé, en un peu plus de dix minutes, la quintessence de deux pôles essentiels de l’art pianistique de Fauré que sont deux ensembles de treize morceaux chacun. Aline Piboule a choisi sept barcarolles et quatre nocturnes, selon une intelligente sélection qui souligne l’évolution du maître, chronologique à partir de la quatrième plage de l’album.

Le musicologue Nicolas Southon, qui a participé, sous la direction de Nectoux, à l’édition critique pour Bärenreiter de l’œuvre de Fauré, évoque joliment, dans sa présentation, les Barcarolles, comme un chant de gondolier transcendé et les Nocturnes, comme une secrète communion de l’homme et des choses invisibles. Le jeu d’Aline Piboule se nourrit de ces univers variés et si riches, qu’il s’agisse de la sensualité du Nocturne n° 5 de 1884, du noble raffinement du n° 12 de 1916, ou de la sérénité accomplie, pure et dense, du n° 13 de 1921, chant du cygne pianistique. Le chatoiement des timbres, la subtilité narrative, l’intensité lyrique, l’absence d’emphase au profit de la sensibilité, de la variété des couleurs et de la puissance émotionnelle sont au cœur du récital. Les Barcarolles en témoignent tout autant. Nous avons évoqué la passion de la n° 5 ; on y ajoute la liberté de la n° 3 de 1885, proche dans son esprit de l’Improvisation qui ouvre le programme, la concision pleine de charme de la n° 4 de 1886, la nostalgie dolente de la n° 9 de 1909, qui se poursuit, de façon plus douloureuse, à fleur de peau, dans la n° 10 de 1913. La Barcarolle n° 12 de 1916 montre plus d’insouciance ; certains y ont vu une prémonition apaisée de l’au-delà. Est-ce pour cela qu’Aline Piboule l’a placée en clôture de son parcours, alors qu’elle précède de cinq ans la Barcarolle n° 13 ? Dépouillé dans sa transparente délicatesse, cet opus 116 a, il est vrai, des fraîcheurs d’émotion qui se tournent vers des temps plus anciens. 

On découvre avec un infini plaisir, auquel se mêle une connivence spontanée de l’auditeur avec l’interprète, cet admirable récital diversifié, gravé à la Cité de la Musique-Philharmonie de Paris en décembre 2023. Il bénéficie d’un atout majeur : la présence d’un piano à queue Gaveau. Celui-ci date sans doute de novembre 1929, fait partie de la collection du Musée de la Musique de Paris et est décrit dans la notice, photographie en couleurs à l’appui. Il a été joué par des noms prestigieux, au nombre desquels figurent Francis Poulenc, Wilhelm Kempff, Aldo Ciccolini ou Robert Casadesus. Il est précisé qu’il présente une sonorité à la fois ample dans les graves et cristalline dans les aigus, dont se sert Aline Piboule avec un art consommé.

Voilà sans doute l’un des albums les plus marquants de cette commémoration des cent ans de la disparition de Fauré. Il s’inscrit dans une série initiée conjointement par Harmonia Mundi et la collection Stradivari du Musée de la Musique de Paris, dont il est déjà le neuvième volume. Le but est de mettre l’accent sur la dimension sonore du patrimoine, la collection Stradivari comptant plus de neuf mille instruments et œuvres d’art. Les parutions précédentes ont mis notamment en évidence des pages de Couperin, Mozart, Beethoven Berlioz ou Schumann. L’album Fauré est un fleuron qui vient s’ajouter à ces redécouvertes sonores.   

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

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