Ghetto Lullaby : l’éclipse lunaire de Yeseul Moon
Ghetto Lullaby. Karl Amadeus Hartmann (1905-1963) : Sonate pour piano 27 avril 1945 ; Gilead Mishory (né en 1960) : Fugitives Pieces ; Christopher Tarnow (né en 1984) : Nachtstücke. Yeseul Moon, piano ; 2023. Notice en anglais et allemand. 75’57’’. MDG 904 2267-6.
La jeune pianiste sud-coréenne Yeseul Moon, dont les débuts discographiques nous avaient enchantés, nous revient dans un deuxième enregistrement touchant et engagé.
Lors de chaque crise politique majeure, la communauté artistique en général, et le monde de la musique en particulier, ne manquent pas de s’interroger sur le rôle qui doit, ou non, être le leur. Le présent nous le rappelle autant que le passé. Ne distingue-t-on pas, dans le contexte des hostilités en Ukraine comme à chaque soubresaut de l’Histoire, ceux pour qui l’art est une fenêtre sur un monde parallèle, une échappée vers une galaxie lointaine débarrassée des déboires de notre existence terrestre, et ceux pour qui l’artiste a vocation à être un acteur essentiel dans l’univers qui l’a vu naître, à dénoncer les injustices, à rappeler à la mémoire collective les victimes des tirans ?
En signant son essai Kunt und Politik, Karl Amadeus Hartmann s’est résolument rangé dans le camp des seconds. Le compositeur allemand y insiste sur la dimension inévitablement politique de l’art. “La catégorisation de l’art en politique ou apolitique, engagé ou désengagé, me semble quelque peu artificielle, dès lors qu’un artiste, à moins qu’il ne préfère s’abandonner au nihilisme, ne peut esquiver son engagement envers l’humanité” ; tel était son credo. Une profession de foi partagée par la plupart des compositeurs ayant vécu, de près ou de loin, les affres d’une guerre ou d’une révolution.
On l’aura compris : le disque que voici n’a pas pour ambition de nous bercer d’illusions. Son titre, “Ghetto Lullaby”, confronte deux termes aux contenus sémantiques apparemment antagonistes – le second, chargé de paix et de tendresse ; le premier, plombé par l’intolérance et la haine. Endormir les consciences n’est pas l’objectif de la berceuse que nous promet Yeseul Moon.
Depuis des temps immémoriaux, écrivains et compositeurs ont fait de la berceuse l’icône par excellence de l’innocence baffouée. Omniprésente dans la littérature et le cinéma horrifiques, elle a acquis le statut d’un outil expressif d’une rare efficacité, dont on se sert volontiers, aujourd’hui encore, pour dépeindre et condamner l’inacceptable. Antépénultième miniature du cycle des Pièces Fugitives de Gilead Mishory, Ghetto Lullaby, berceuse inquiétante jouant sur l’opposition des registres extrêmes du piano (des voix d’enfants sur lesquels pleuvent des bombes ?), résume parfaitement le climat éprouvant du programme de cet enregistrement, au long duquel entrent sans cesse en collision l’ingénuité désarmante des âmes innocentes fauchées par la folie humaine et la violence indescriptible des conflits armés et des génocides. Deux des trois œuvres figurant sur ce disque ont l’Holocauste comme toile de fond.
Karl Amadeus Hartmann, dont la sonate inaugure le programme, fit notamment ses classes auprès de Herman Scherchen et d’Anton Webern. Le second l’influença peu ; le premier, davantage. Ses principaux modèles furent Max Reger, auquel il emprunta la science de l’architecture musicale, et Alban Berg, dont le lyrisme et l’antimilitarisme (celui de Wozzeck) l’ont immédiatement séduit. Homme de gauche aux convictions affirmées, humaniste, Hartmann se retira complètement de la vie musicale de son pays sous le régime nazi. De 1933 à 1945, la teneur politique de ses œuvres se fait plus pesante que jamais. Hartmann y dénonce l’antisémitisme, la barbarie nazie, les ravages de la guerre, et n’hésite pas à citer dans ses partitions, par plaisir ou par provocation, des chants liturgiques ou profanes hébraïques (Miserae, 1934) aux côtés d’œuvres d’“art dégénéré” mises au rebut par Goebbels. Son plaidoyer pour la paix et la fraternité entre les peuples, Hartmann le réitéra jusque dans ses dernières œuvres, dont l’une a pu également inspirer le titre de ce disque : Ghetto (1960-61), évocation vibrante du ghetto de Varsovie.
C’est la vue d’une colonne de rescapés du camp de concentration de Dachau, les 27 et 28 avril 1945, qui inspira à Hartmann la sonate pour piano sobrement intitulée 27 avril 1945. Achevée peu après l’armistice, le compositeur la révisa deux ans plus tard. C’est donc sur cette œuvre interpellante, dans sa version originale, que s’ouvre ce disque, dont l’épilogue sera le scherzo de la seconde version, amputé en 1947. Yeseul Moon traduit sans mettre de gants la puissance émotionnelle de cette sonate. Elle y fait montre d’une dextérité impressionnante (dans le scherzo, notamment), d’une agilité qui ne l’est pas moins dans la diversification des phrasés et des tempi, d’une faculté appréciable à souligner les contrastes dynamiques et d’une grande variété de sentiments.
Né à Jérusalem, Gilead Mishory étudia, lui aussi, en Allemagne (à Munich), ainsi qu’en Autriche (à Salzbourg). Professeur à la Musikhochschule de Freiburg, au sein de laquelle Yeseul Moon effectue actuellement son doctorat, il doit probablement l’honneur de figurer sur ce disque au fait d’avoir enseigné à celle-ci. Sa carrière de pianiste occulta durant de longues années ses dons de compositeur (ses œuvres ne connurent les honneurs du disque qu’en 2011, chez NEOS), dont les Pièces Fugitives n’offrent qu’un timide aperçu. Inspirées du roman éponyme d’Anne Michaels dont le héros, Jakob Beer, est un jeune polonais dont la famille fut décimée par les Nazis, ces dix-huit miniatures, comme à l’encre de chine (on pense aux Sept Hakai de Messiaen), évoquent, à leur tour, la persécution des juifs. On y décèle quelques citations évasives de deux œuvres dont s’éprend Jakob Beer dans l’ouvrage de Michaels : l’opus 117 de Brahms et l’opus 27, n° 2, de Beethoven. Quelques bribes de l’Intermezzo en si bémol mineur de Brahms émaillent ainsi la cinquième pièce du cycle, avant de réapparaître, variées, dans la huitième. Quant à la sonate ‘Clair de Lune’ de Beethoven, on n‘en retrouve guère que l’arpège caractéristique, évanescente, dans le finale. Les Pièces Fugitives de Mishory, périples poétiques dans le monde ingénu de l’enfance, sembleraient presque teintées de légèreté au regard de la noirceur épaisse de la sonate de Hartmann. On ne s’y trompera pas, cependant : les trouées de silence qui habitent l’œuvre dissimulent autant de non-dits, dont la main gauche de l’interprète, s’attardant ça et là dans l’extrême grave du clavier, souligne assez la pesanteur. Yeseul Moon traduit à la perfection l’attente fragile, le questionnement, voire l’inquiétude qui règnent de bout en bout dans ces pages contemplatives, jusqu’à l’émouvant Car Radio qui referme le cycle.
Les Nachtstücke du compositeur allemand Christopher Tarnow, dont trois sont inspirés de poèmes que Hermann Hesse coucha sur le papier en 1944 et 1946, sont dans la même veine. Noctures, ces six pages le sont peut être davantage encore que les précédentes. La nuit, en laquelle Tarnow voit une “allégorie du silence et de la peine humaine”, y est dépeinte dans ses dimensions fantasmagorique, cauchemardesque, nihiliste. Quelques bribes d’espérance s’insinuent néanmoins furtivement – comme des rayons de lune – dans l’apesenteur d’une berceuse (Wiegenlied) ou d’un choral qui en prend les traits (Leb wohl, Frau Welt). Murmurant dans la stratosphère du clavier, Leb wohl, Frau Welt est un adieu résigné, d’une infinie douceur, à un monde en ruine ; Yeseul Moon l’interprète avec une finesse et une subtilité incomparables, à la manière d’une boîte à musique dont la mécanique s’épuise peu à peu jusqu’à son dernier souffle.
Au fil de ce programme aussi exigeant qu’attachant, Yeseul Moon tient les promesses formulées dans son premier enregistrement. L’habilité et l’intelligence de son jeu dans ces pages crépusculaires emporte nos suffrages. Imprimant aux trois œuvres qu’elle explore, tantôt la puissance juvénile d’une révolte sans demi-mesure, tantôt la poésie d’une ode à un monde meilleur, elle parvient à nous convaincre qu’il existe en musique bien plus que cinquante nuances de gris. Quant au courage de ses choix musicaux, novateurs et ambitieux, il ne mérite pas moins d’être souligné – encore que nous brûlions d’impatience de l’entendre dans les classiques du répertoire.
Son : 10 Notice : 7 Répertoire : 9 Interprétation : 9
Olivier Vrins