Le Barber inspiré de Yeseul Moon

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Samuel Barber (1910-1981) : Excursions Op. 20 ; Sonate pour piano Op. 26 ; Souvenirs Op. 28 (version pour piano à quatre mains) ; Nocturne Op. 33 ; Ballade Op. 46. Yeseul Moon et Hardy Rittner, pianos. 2020. Notice en français, anglais et allemand. 66'40". oli.

Le 23 janvier prochain, cela fera tout juste trente ans que Samuel Barber tirait sa révérence. L’occasion rêvée de redécouvrir un pan essentiel de son œuvre pour piano. Cet enregistrement réunit toutes les œuvres pour piano publiées du compositeur américain, hormis les Three Sketches composés durant sa première année d’études au Curtis Institute of Music de Philadelphie. 

Considéré avec mépris sur le Vieux continent par une frange non négligeable de la critique (qui s’est d’ailleurs assez peu intéressée à ce disque), Barber n’en demeure pas moins l’un des compositeurs américains les plus importants du siècle dernier. Conservateur, convenons qu’il le fut, dans la mesure où il ne s’intéressa que d’assez loin aux démarches expérimentales et aux débats esthétiques qui occupèrent bon nombre de ses confrères de son vivant, en Europe comme aux Etats-Unis. A ce titre, on rapproche plus volontiers Barber d’Aaron Copland et de Virgin Thomson que de John Cage ou de Morton Feldman -encore que les œuvres de ce dernier soient empreintes d’un lyrisme non moins intense, mais plus intime et énigmatique que celui qui caractérise la production de l’auteur de Vanessa

Barber insuffla à chacune de ses œuvres son sens inné de la mélodie. Sa sensibilité s’y exprime sans détour ni faux-semblant, mais le plus souvent -quoi qu’on en ait dit- avec délicatesse. Les interprétations larmoyantes du célèbre Adagio pour cordes auxquelles se livrent de trop nombreux chefs sont totalement étrangères aux poèmes pastoraux (issus des Géorgiques de Virgile) qui inspirèrent Barber ; elles ont, hélas, durablement écorné la réputation du compositeur, au point de faire oublier la maîtrise technique peu banale dont témoigne l’ensemble de sa production.

Résumer la valeur de cet artiste à ses pages néoromantiques, telles que l’Adagio et le Concerto pour violon, ou aux rares partitions teintées de folklore yankee, comme Knoxville : Summer of 1915, serait pour le moins réducteur. Car, s’il est vrai que Barber affectionne les longues mélodies élégiaques et les formes classiques comme la symphonie ou le concerto, certains éléments modernistes s’infiltrent dans plus d’une de ses œuvres, qui justifient le rapprochement qu’on a pu faire avec un autre compositeur américain (d’adoption, quant à lui) à l’étiquette « néoclassique » : Stravinsky. Dès 1940, le langage tonal, que n’a jamais vraiment renié Barber, se charge d’ambiguïté, de chromatisme et de contrepoints dissonants. 

Les références au sérialisme ne manquent pas dans les trois premiers mouvements de la Sonate pour piano (1947-1949), par exemple, qui, de ce fait, n’apparaît pas dénuée d’une certaine gravité. Mais, à l’instar d’un Alban Berg, Barber refuse de sacrifier le lyrisme que lui inspire sa nature sur l’autel d’un académisme à outrance. Le total chromatique, fondu dans le tissu mélodique et harmonique, épouse avec une rare élégance un langage qui demeure fondamentalement tonal. Dédiée à Vladimir Horowitz qui la créa à La Havane le 9 décembre 1949, cette sonate -la seule que Barber ait consacré au clavier- est, sans l’ombre d’un doute, l’œuvre pour piano la plus importante du compositeur américain.

Deux séries dodécaphoniques s’insinuent également, subrepticement, dans la ligne mélodique du Nocturne (1959). Composé en hommage au fondateur du genre, l’Irlandais John Field, cette pièce est donc tout sauf un vulgaire pastiche : si les premières mesures arpégées évoquent autant Field que Chopin, les suivantes convient timidement autour d’un même clair de lune les spectres défigurés de Debussy et de Webern.

Dans les Excursions (1942-1944), qui servent de hors-d’œuvre à ce programme -avant la sonate qui en est l’incontestable plat de résistance-, le compositeur nous confronte aux idiomes nationaux de son temps, tels que le boogie-woogie et le blues. La même ferveur populaire, alliée à une recherche de contrastes rythmiques, transparaît dans les non moins suaves Souvenirs (1951), qui font ici office de mignardises. De cette œuvre, que Barber a par ailleurs orchestrée, il existe trois versions pour piano. C’est la version pour piano à quatre mains qu’ont élue les interprètes de ce disque. S’y succèdent une valse gorgée d’humour, une aimable écossaise, un pas-de-deux mélancolique, un two-step aguicheur et espiègle, un « hesitation-tango » à la mécanique un peu enrouée et, en guise de finale, un galop brillant. Un peu sucré, certes, mais jamais acidulé. 

Le disque s’achève sur l’une des pages les plus récentes de Barber, une Ballade (1977) introvertie, commande de la Van Cliburn Foundation qui en fit l’imposé du cinquième Concours International Quadriennal de Piano de Fort Worth (Texas).

 On le voit : à l’image de son auteur, l’œuvre pour piano de Barber ne se laisse pas enfermer dans les limites d’une seule tendance. C’est dire qu’en choisissant de s’y attaquer, Yeseul Moon, qui fait ici ses débuts chez MDG, était invitée d’entrée de jeu à donner la mesure de son talent. Celui-ci s’exprime de manière évidente sous de multiple facettes : la grâce du toucher, la fluidité du discours, la limpidité des phrasés, une parfaite indépendance des deux mains, une grande maîtrise de la pédale et des nuances. Il suffit, pour juger des prouesses et de la personnalité protéiforme de cette musicienne accomplie, d’écouter à la suite l’allegretto très « piano-bar » des Excursions, à la grâce indescriptible, le mystérieux adagio mesto de la sonate et l’allegro con spirito, pilonné par la grêle et bringuebalé par les bourrasques, sur lequel s’achève cette dernière. 

Magnifiée par une prise de son remarquable, la sonorité qui se dégage du grand Steinway Manfred Bürki de 1901 choyé par Yeseul Moon est d’une robustesse et d’une profondeur infiniment séduisantes. Si les différentes pages du programme sont d’un intérêt inégal, il n’y a, dans l’exécution de la jeune pianiste sud-coréenne, quasiment rien pour nous déplaire ! C’est dire que cette version rivalise aisément avec les plus grandes interprétations (pratiquement toutes américaines) de ces œuvres, telles celle de Daniel Pollack chez Naxos et d’Earl Wild (pour la sonate) chez Ivory Classics. Yeseul Moon est rejointe, dans les Souvenirs, par son professeur à l’Université de musique de Fribourg, Hardy Rittner, à laquelle on doit, chez le même éditeur, une intégrale remarquée sur instruments d’époque des œuvres pour piano seul de Brahms.

Son : 10 - Livret : 9 – Répertoire : 7 (sonate : 8) - Interprétation : 10 

Olivier Vrins

 

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