Giuseppe Rossi se mesure aux grandes dernières fugues de Beethoven

par

Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Grande Fugue, Op.134, pour piano à quatre mains* ; Sonate N° 29, Op. 106 « Hammerklavier ». Giuseppe Rossi et Elisa Viscarelli*, piano. 2019. 64’07. Livret en anglais. 1 CD Da Vinci Classics. C00252

Excellente idée, que d’associer cette Grande Fugue en si bémol majeur, écrite au départ comme finale de l’un des cinq derniers quatuors à cordes, et l’une des cinq dernières sonates pour piano, la Hammerklavier, dans la même tonalité, et dont le finale est également une fugue monumentale !

À l’origine dernier mouvement du Quatuor Op. 130, Beethoven finit par se résigner aux raisons de son éditeur,qui la jugeait trop difficile d’accès pour le public, et accepta d’une part de la publier séparément (et c’est devenu l’Opus 133), et d’autre part d’en réaliser une version pour piano à quatre mains. Peu satisfait du travail d’un de ses élèves, il fit lui-même la transcription (qui fut publiée comme Opus 134).

Voici ce que nous dit le texte de la pochette, au demeurant très intéressant (de Chiara Bertoglio, en anglais seulement) : Dans la version duo pour piano enregistrée ici (également originale par Beethoven), le contrepoint brille encore plus : privé du ton chaud des cordes, son raffinement adamantin et son indéniable pouvoir émotionnel deviennent encore plus stimulants, sans rien perdre de leur fascination inoubliable. Qu’il nous soit permis d’en douter. En réalité, la polyphonie est moins claire, et certaines articulations et nuances spécifiques aux instruments à cordes frottées sont impossibles à rendre avec des cordes frappées. 

Et puis, comment imaginer un « pouvoir émotionnel » plus puissant que celui de quatre musiciens, chacun responsable d’une des voix, qui ne se lancent dans cette œuvre d’une difficulté et d’une exigence folles qu’après avoir, ensemble, passé des années à fouiller ce monde fantastique des quatuors à cordes de Beethoven ? Bien sûr, surtout dans l’ébullition d’un concert, il peut arriver que des pianistes s’emparent de cette Grande Fugue avec une intensité et une fougue qui nous emportent. Ici, Giuseppe Rossi et Elisa Viscarelli nous offrent une interprétation qui ne manque certes pas de sensibilité, mais que l’on peut trouver assez sage et prudente. Les trilles, par exemple, tellement emblématiques de Beethoven, sont rigoureusement mesurés, et ne peuvent ainsi rendre la pleine mesure de leur nervosité et de leur dynamisme.

Davantage que l’aboutissement d’un long parcours dont les tensions n’auraient pu se libérer que dans une énergie fiévreuse, cette Grosse Fuge paraît plutôt, dans cet enregistrement, nous préparer à la Grosse Sonate für das Hammer-Klavier qui suit. Et, de ce point de vue, c’est tout à fait réussi. La transition, outre que l’on reste dans la même tonalité et que l’on retrouve un motif en tous points similaire, fait un très heureux effet, tout-à-fait inattendu. 

L’interprétation y joue son rôle. Car loin de nous emmener dans de sombres et existentielles méditations sur la douleur de la vie humaine, Giuseppe Rossi a, dirait-on, pris le parti de l’énergie positive. Ce long Allegro est ici vibrant, fortifiant, et finalement pas tellement éloigné de la Quatrième Symphonie, dans ce même si bémol majeur. Le très court Scherzo va son bonhomme de chemin, sans histoire ; rien de cette ivresse tourmentée qui, souvent, prépare au monument qui suit. Et en effet, ce monumental Adagio, il ne sera pas ce sommet d’intensité, concentré et pesant, que l’on entend parfois ; Giuseppe Rossi donne à cet immense mouvement lent une simplicité dont la sincérité aura certainement ses adeptes, mais qui pourra aussi nous laisser sur notre faim quand on a en tête d’autres interprètes qui, avant lui, nous ont donné ici l’impression de distiller à chaque note sa place exacte, à chaque accord son poids parfaitement dosé... Dès les deux premières notes, que Beethoven ajouta après coup, nous nous attendons à entrer dans une cathédrale, seul, avant d’en ressortir, un long moment plus tard, différent. Ce n’est donc pas le cas avec Giuseppe Rossi. Mais le dernier mouvement, la fugue qui aura tant marqué les premiers auditeurs, nous réserve de bien bonnes surprises. Nous retrouvons avec plaisir l’atmosphère vivante, sobre extérieurement mais fervente intérieurement, du premier mouvement. La variété de l’écriture et les multiples changements de rythme conviennent peut-être mieux à ce jeune pianiste qui signe là un premier enregistrement très prometteur.

Le piano est un superbe Fazioli F27, que l’ingénieur du son, Daniele Zazza, s’est attaché à mettre en valeur par une prise de son semble-t-il assez proche. Cela induit des bruits de pédale qui seront plus ou moins gênants selon la méthode d’écoute... et la faculté de chacun d’en faire abstraction, certains pouvant au contraire apprécier se sentir ainsi au cœur d’une si belle mécanique. Est-ce un parti pris technologique ou une volonté du pianiste ? Les basses semblent privilégiées, au risque d’un déséquilibre parfois dommageable à la polyphonie. Mais il est vrai qu’elles sont splendides !

Un enregistrement qui ne bouleverse pas la discographie mais qui, avec ce couplage probablement inédit et sans aucun doute très pertinent, apporte un éclairage tout-à-fait utile et bienvenu sur un aspect particulier de Beethoven.

Son : 9 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8 

Pierre Carrive 

 

 

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