Sonates de Chopin et de Liszt : le chant intérieur de Josep Colom

par

Frédéric CHOPIN (1810-1849) : Sonate n° 3 op. 58 ; Nocturnes op. 62 n° 1 et 2. Franz LISZT (1811-1886) : Unstern ! - Sinistre S. 208 ; Sonate S. 178. Josep Colom, piano. 2020. Livret en anglais et en espagnol. 82.30. Eudora EUD 2002.

En s’attaquant à deux grandes sonates du XIXe sècle, le pianiste espagnol Josep Colom n’a pas cherché la facilité. Né à Barcelone en 1947, José Maria Colom Rincon fait son premier apprentissage dans le noyau familial, puis avec le pianiste et compositeur Joan Guinjoan. Mais c’est à Paris, à l’Ecole Normale de Musique, qu’il va achever sa formation. Ses trente ans sont riches en récompenses : il remporte le premier prix des Concours de Santander, de Jaen et d’Epinal et se classe quatrième au Concours Busoni. S’il donne dès lors de nombreux récitals en France, Josep Colom, qui a raccourci son nom pour se produire, va travailler de manière intense en Espagne où on le retrouve avec la plupart des phalanges ibériques. Sur le plan discographique, il a enregistré des partitions de ses compatriotes Manuel de Falla et Mompou (une intégrale pour chacun), Montsalvatge ou Blasco de Nebra, mais aussi César Franck, les concertos de Brahms et des pièces à quatre mains du même avec Carmen Deleito, ou encore les Sonate 30 à 32 et les Bagatelles op. 126 de Beethoven. Ce n’est pas la première fois qu’il s’intéresse à Chopin. Dans un disque intitulé Confluences, il mettait des Nocturnes en parallèle avec Bach ; ce fut ensuite Dialogue, cette fois avec Mozart et, pour Chopin, Ballade, Préludes et Mazurkas. C’était déjà pour le label madrilène Eudora, comme le couplage Chopin/Liszt, sans titre, qui nous est proposé maintenant.

C’est peu avant la séparation d’avec George Sand que Chopin compose au cours de l’été 1844 sa Sonate n° 3 dédiée à la comtesse Emilie de Perthuis ; c’est au mari de celle-ci, conseiller musical de Louis-Philippe, qu’il avait déjà dédié un cycle de Mazurkas. Alors que Chopin entame les cinq dernières années qu’il lui reste à vivre, cette partition n’est pas liée au thème de la mort comme l’était la Sonate n° 2 et sa Marche funèbre. Elle est au contraire pleine de vitalité. Dès l’Allegro, Josep Colom en traduit, à travers un son intensément expressif, le raffinement et le style large et riche en profondeur de chant. Le Scherzo est volubile, très ludique : Colom en fait un épisode léger, juste comme il convient. Un Largo poétique suit : le « cantabile » du thème central se déroule comme dans un rêve, parfois tourmenté, parfois passionné ; Colom laisse couler de limpides arabesques. Le pianiste espagnol révèle dans le Presto non tanto final une tension mesurée qu’il déploie rapidement en une virtuosité exaltée et en rythmes souples et intenses. Du beau travail, servi par un rubato sans excès, qui lui donne une liberté de mouvement inspirée peut-être par la description que fait Franz Liszt du Tempo di rubato de Chopin dans l’ouvrage qu’il lui a consacré en 1851 (Paris, Archipoche, 2010, p. 86) : temps dérobé, entrecoupé, mesure souple, abrupte et languissante à la fois, vacillante comme la flamme sous le souffle qui l’agite. Liszt ajoute que toutes les pièces de Chopin doivent être jouées avec cette sorte de balancement accentué et prosodié. Colom n’a pas oublié le conseil. Dans les deux Nocturnes de l’opus 62 qui suivent, le pianiste laisse s’esquisser les aspects poétiques variés du premier, comme la nostalgie et les ornementations du second. Le Chopin de Colom est un espace de chaleur et de séduction.

Pour entamer la partie consacrée à Liszt et comme pour introduire sa monumentale Sonate en si mineur, Colom propose d’abord les trois cent trente secondes poignantes de l’Unstern ! - Sinistre de 1885, cette sorte de méditation sur le destin sans lumière, qui semble vouloir freiner le temps afin de mieux le retenir alors qu’il s’éteint inexorablement, et dont la conclusion, comme l’écrit Alan Walker dans le deuxième volume de sa biographie consacrée à Liszt (Paris, Fayard, 1998, p. 476), donne l’impression de se dessécher sur pied. Cette sorte de désintégration musicale, que Colom traduit avec un fond d’angoisse palpable, est une intelligente transition vers la Sonate, cette grosse demi-heure d’un seul élan magistral, achevée par Liszt à Weimar en février 1853. On accède à un univers de drame et de grandeur, au lyrisme à la fois spirituel et passionné et à la logique structurelle, qui déconcerta cependant les contemporains lors des premières auditions. Josep Colom affiche une conviction profonde et forte tout au long de ce parcours qui contient sa part d’ombres et de lumières et qui fait face à une discographie pléthorique où apparaissent pêle-mêle, comme des phares sur cet océan pianistique, les versions de Martha Argerich, Claudio Arrau, Alfred Brendel, Vladimir Horowitz (peut-être la plus visionnaire), Ivo Pogorelich, Maurizio Pollini, Sviatoslav Richter ou Krzystian Zimerman pour ne citer que celles-là, déjà historiques, sans oublier celle de Simon Barère captée en public au Carnegie Hall en 1947 et considérée par certains comme « la » référence. Aux côtés de cette liste non exhaustive qui donne le vertige, Josep Colom assume la plénitude de la sonorité de son Steinway (gravure du CD en mars 2018 à l’Auditorium de Saragosse), avec des phrasés nobles, une expression qui allie une volonté de méditation comme une immersion dans la fougue, la véhémence et l’intensité. Il vient ainsi ajouter son nom à la longue liste de ses illustres devanciers qu’il ne supplante pas, sans doute, mais auprès desquels il apporte sa vision personnelle d’un piano au riche chant intérieur.

Son : 9  Livret : 8  Répertoire : 10  Interprétation : 9

Jean Lacroix

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