Gravures inédites des compositeurs suisses Joachim Raff et August Walter
Joachim Raff (1822-1882) : Traumkönig und sein Lieb op. 66, pour mezzosoprano et orchestre. August Walter (1821-1896) : Symphonie en mi bémol majeur op. 9. Marie-Claude Chappuis, mezzosoprano ; Swiss Orchestra, direction Lena-Lisa Wüstendörfer. 2020. Notice en allemand, en français et en anglais. 53.05. Schweizer Fonogramm.
Le jeune label bernois Schweizer Fonogramm, géré par des artistes, s’est notamment voué à la découverte de partitions inédites. Le 20 avril dernier, dans nos colonnes, Patrice Lieberman présentait deux symphonies de Joseph Lauber (1864-1952) en premières gravures mondiales. Dans une série intitulée « Début », le même éditeur exprime son intention de confier à de jeunes interprètes un répertoire méconnu. C’est le cas avec ce CD confié au Swiss Orchestra fondé depuis la saison 2019-20 par la cheffe d’orchestre Lena-Lisa Wüstendörfer. Cette musicologue a effectué des recherches pour enregistrer en studio à Zürich en août 2020 deux partitions redécouvertes de Joachim Raff et August Walter. Une notice en trois langues, dont le français, rédigée par ses soins et par ceux de Lion Gallusser, docteur en musicologie de l’Université de Zürich, précise que la musique suisse de l’époque classique et romantique est toujours négligée aujourd’hui, alors qu’elle recèle, selon les signataires, un champ abondant d’œuvres de grande qualité.
Né d’un père d’origine allemande et d’une mère suisse, Joachim Raff est originaire de Lachen dans le canton de Schwyz, où il étudie avant de devenir instituteur. L’étincelle musicale va venir de Mendelssohn auquel Raff envoie en 1843 des pièces pour piano que le compositeur recommande de publier à Leipzig. Après avoir entendu Liszt à Zürich dans des circonstances rocambolesques (voir la notice), il devient son assistant à Weimar de 1850 à 1856 et orchestre des partitions du maître. Le 20 avril 1855, il donne le premier concert de ses propres compositions, dont le lied orchestral Traumkönig und sein Lieb ici enregistré. Raff sera professeur de piano à Wiesbaden puis directeur de la Hochschule für Musik de Francfort. Pédagogue réputé dans le domaine de la composition, il comptera parmi ses élèves l’Américain Edward MacDowell (1860-1908). Le catalogue de Raff est étoffé : plusieurs opéras, musique pour orchestre (la Symphonie n° 5 « Lénore », de caractère fantastique, a fait l’objet d’enregistrements), musique de chambre, pièces pour piano seul…
Dédié à la cantatrice Emilie Genast (1833-1905) dont il est amoureux (mais c’est Doris, la sœur aînée, qu’il épousera), le lied Traumkönig und sein Lieb est écrit directement pour voix et orchestre, sous la possible influence, précise la notice, de Berlioz venu à Weimar sur l’invitation de Liszt à deux reprises, en 1852 et en 1855, deux mois avant le concert des œuvres de Raff. Le poème qui a inspiré le compositeur est de l’écrivain romantique Emanuel Geibel (1815-1884), ami de Chamisso, de Bettina von Arnim et de von Eichendorff. Cet auteur lyrique a été mis en musique par d’autres compositeurs : Schumann, Richard Strauss, Schönberg ou Delius. Il a écrit aussi des poèmes patriotiques à la gloire de la Prusse, qui seront récupérés par les nazis, notamment le vers de 1851 « C’est à l’âme allemande de régénérer le monde. » Dans son roman Les Buddenbrook de 1901, Thomas Mann donnera les traits de Geibel à l’un de ses personnages, le « poète de la ville », cette dernière étant Lübeck où l’écrivain est né et décédé. D’une durée de neuf minutes, cette jolie page onirique, dont la notice ne donne hélas que la version allemande du texte, est mise en valeur par des cordes chatoyantes, avec des suggestions d’étincellement de pierres précieuses dans la couronne du roi de rêve. La voix est présente de manière délicatement intense et crée une atmosphère à la fois lascive et mystérieuse. Les vents et les timbales ajoutent de la magie à ce moment de songe vocal qui n’est pas sans faire penser à Wagner. La mezzo-soprano suisse Marie-Claude Chappuis (°1973), qui excelle aussi bien dans le cadre de la période baroque que dans le chant romantique, traduit avec une généreuse sensibilité ce lied séducteur que l’orchestre peaufine.
La symphonie qui suit est une partition d’August Walter composée à Vienne en 1843, alors que le compositeur n’avait qu’un peu plus de vingt ans. La notice nous éclaire quelque peu sur la biographie de cet oublié, né à Stuttgart, qui étudia avec le premier violon de l’orchestre de la Cour de cette cité du Bade-Wurtemberg, Benhard Molique (1802-1869), un élève de Louis Spohr. Walter, dont la production est peu abondante, n’écrira jamais d’autre symphonie ; son œuvre de jeunesse connaîtra un appréciable succès, sera exécutée dans toute une série de villes allemandes et jouée à Bâle en 1847, un an après que le musicien s’y soit établi en qualité de responsable de la programmation musicale. L’Allemand Walter deviendra citoyen suisse en 1884, ce qui explique sa présence dans cette série vouée aux compositeurs helvétiques. On reconnaîtra que cette partition en quatre mouvements ne renouvelle pas le genre, malgré des passages colorés et animés qui font penser à un admirateur de Mendelssohn ou de Schumann, en particulier dans un Andante cantabile aux beaux contrastes lyriques. Lena-Lisa Wüstendörfer (°1983) a étudié le violon et la direction d’orchestre, mais aussi la musicologie et l’économie à Bâle. Elle a fait un doctorat sur Gustav Mahler. Elle dirige régulièrement des compositeurs suisses méconnus avec le Swiss Orchestra qu’elle a fondé et dont elle est la directrice musicale. Elle livre de l’unique symphonie d’August Walter une lecture soignée, mais n’arrive pas à nous convaincre qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre injustement mis sous le boisseau. La jeune phalange qu’elle anime manque un peu de dynamisme et de variété dans les nuances, l’attention de l’auditeur s’égarant au fil de plus de quarante minutes qui paraissent souvent bien longues. Il n’empêche que ce CD alimente la connaissance du champ de la musique suisse et que le beau lied onirique de Joachim Raff, créateur d’une autre dimension que Walter, mérite bien qu’on lui prête une oreille intéressée.
Son : 8 Notice : 8 Répertoire : 8 (Raff) ; 6 (Walter) Interprétation : 7
Jean Lacroix