Bizet sans paroles, mais au piano avec Nathanaël Gouin

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Georges BIZET (1838-1875) : Chants du Rhin ; Venise (Romance de Nadir), paraphrase de Nathanaël Gouin ; Variations chromatiques ; Menuet de l’Arlésienne, transcription de Serge Rachmaninov ; Saint-Saëns : concerto pour piano et orchestre n° 2, transcription de Bizet pour piano seul. Nathanaël Gouin, piano. 2019. Livret en français, en anglais et en allemand. Textes des Chants du Rhin de Joseph Méry, avec traduction anglaise. 66.00. Mirare MIR452.

La carrière de Bizet a été courte -moins de vingt années- mais elle ne l’a pas empêché d’être l’auteur d’une production abondante dans le domaine lyrique, mais aussi dans l’écriture de cantates, mélodies ou pages symphoniques. Sans oublier le piano pour lequel, au-delà de pièces originales, il a laissé maintes esquisses ou adaptations. Pour ce CD joliment nommé Bizet sans paroles, le soliste propose un parcours à travers quelques pièces et transcriptions pour le clavier de la main du créateur de Carmen, ainsi que des arrangements réalisés par d’autres compositeurs. Né à Colombes en 1988, le Français Nathanaël Gouin a étudié aux Conservatoire de Rouen et de Toulouse avant de se perfectionner dans la classe de Michel Béroff au Conservatoire de Paris puis, grâce à une bourse, à la Juilliard School de New York et à la Hochschule für Musik de Freiburg et Munich. On le retrouve ensuite artiste en résidence à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth où il travaille pendant plusieurs années avec Maria Joao Pires. Ce lauréat de concours internationaux va faire partie des solistes de ladite Chapelle pour un album de trois CD consacrés à Edouard Lalo en 2015 chez Alpha ; il y interprète le Concerto pour piano de l’auteur de la Symphonie espagnole avec le Philharmonique Royal de Liège sous la direction de Jean-Jacques Kantorow. La même année, pour Maguelonne, il grave avec le violoniste Guillaume Chilemme un CD de sonates de Maurice Ravel et Marguerite Canal, première femme à avoir dirigé un orchestre en France et Prix de Rome de composition musicale en 1920. En 2017, Nathanaël Gouin signe son premier récital en soliste, déjà chez Mirare : salué par la critique, ce Liszt macabre comprend notamment la Méphisto Valse n° 2, la Totentanz et les Funérailles. Changement de registre cette fois, moins dramatique, avec Georges Bizet.

Le programme s’ouvre sur les six Chants du Rhin de 1865, dont l’inspiration provient de six stances de Joseph Méry (1797-1866), ami de Balzac, Gautier, Nerval ou Dumas. Parmi l’abondante production de cet écrivain, on trouve des livrets pour des opéras de Reyer, Félicien David, Rossini (Semiramis) ou Verdi (Don Carlos, en collaboration avec Camille Du Locle). Ces stances sont publiées dans l’annonce de la parution de Bizet aux éditions Heugel du Ménestrel du 28 janvier 1866 ; Joseph Méry mourra à Paris six mois plus tard. Textes de style conventionnellement romantique, les Chants du Rhin évoquent la beauté de son cours, l’aurore d’un jour d’été, les bûcherons qui lancent une barque, les rêves des passagers, la danse d’une bohémienne, la chanson de la sibylle ou le retour nocturne sur ce fleuve qui chante toujours. L’inspiration poétique n’est pas de première force, comme on peut s’en rendre compte à la lecture des vers dans le livret, mais elle est suffisamment éloquente pour que Bizet s’en empare et sous-titre l’œuvre « lieder sans paroles », l’allusion à Mendelssohn est des plus claires. Bizet donne aux poèmes de Méry une noble expressivité musicale, usant tour à tour de la vitalité, de la rêverie, de l’évocation de la nature, et même de la présence d’une bohémienne qui n’est pas sans annoncer la future Carmen avec « sa danse au son joyeux des flots » et les grelots de son tambour. Comme le souligne Cécile Quesney, la signataire de la notice, on est proche ici d’une mazurka de Chopin. On ne peut non plus s’empêcher de penser à Schumann lorsqu’il s’agit de l’aurore qui ouvre le recueil, et de considérer que les songes de la troisième stance ont des épanchements musicaux mieux venus que leur équivalent littéraire. Nathanaël Gouin est à l’aise dans ces courtes pages dont il souligne les divers paysages, vus ou ressentis, avec émotion et finesse, y ajoutant les accents rythmiques de la danse lorsque celle-ci vient diversifier ces tableaux d’un esprit germanique à la française.

Les Variations chromatiques de 1868, dédiées à Stephen Heller, sont construites de façon virtuose sur une gamme ascendante puis descendante en do, motif que l’on retrouve dans les quatorze variations. Ici aussi, on ne peut s’empêcher d’évoquer le souvenir des grands pianistes de la première moitié du XIXe siècle, même si l’œuvre paraît un peu longuette dans sa partie centrale. Nathanaël Gouin arrive à mettre en lumière les aspects les plus originaux, sans arriver à nous convaincre que le terme de « chef-d’œuvre pianistique » que certains lui accordent est adapté. On sera par contre tout à fait séduit par la transcription du Concerto n° 2 de Saint-Saëns dans sa version pour piano seul. Bizet a passé beaucoup de moments de sa brève existence à faire des arrangements, y compris à quatre mains, de pages de Mozart, Gounod, Thalberg, Rossini, Haydn, Weber… En cette année 1868, au cours de laquelle Saint-Saëns compose son magnifique concerto, Bizet en fait très vite la transcription. Nathanaël Gouin confère à cette partition réussie, qui fait fi de l’orchestre, une dimension quasi symphonique des plus séduisantes. 

L’arrangement par Rachmaninov du Menuet de L’Arlésienne (1900, révision en 1922) qui complète le panorama est avenant ; Gouin le fait revivre avec souplesse. Le pianiste a inséré, après les Chants du Rhin, sa propre paraphrase de Venise, sur la romance de Nadir dans l’opéra Les Pêcheurs de perles. Bizet l’avait lui-même réduite en 1865, deux ans après la création de l’œuvre au Théâtre-Lyrique ; il avait ajouté au titre l’indication « romance sans parole ». De Ceylan à Venise, le déplacement de lieu est certes curieux, mais il fonctionne à merveille dans ce qui fait penser aux délicieux bercements sur les canaux que la paraphrase de Gouin rend tout à fait voluptueux.

Voilà un beau disque, qui souligne les qualités pianistiques d’un jeune virtuose qui sort des sentiers battus pour offrir un programme cohérent, bien dosé et à l’inspiration racée. Le détour en vaut vraiment la peine car les pages de Bizet, depuis Marie-Françoise Bucquet chez Philips en 1980 ou Setrak chez Harmonia Mundi en 1996 dans une intégrale de référence, ne sont en fin de compte que peu fréquentées. 

Son : 9  Livret : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix   

 

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