Les œuvres de Faik Bey Franz Della Sudda interprétées par Zeynep Üçbaşaran : le piano d’un authentique Pacha !

par

Faik Bey Franz Della Sudda (1859-1940) : Œuvres pour piano. In der Hängematte,  Mazurka, Mazurka caprice,  Menuet,  Lacerta, Kleiner Walzer,  Wiegenliedchen,  Resignation,  Ballade, Petite Valse n° 2,  Aubade,  Ländliche Mazurka, Venezia, Walzer. Zeynep Üçbaşaran, piano. 2023. Livret en anglais.  62’58. Grand Piano GP923.

Cet enregistrement effectué en première mondiale nous permet de découvrir les œuvres d’un musicien très original qui a été l’unique élève ottoman de Franz Liszt.

De ce musicien quasiment oublié on ne connaît presque rien et les précieuses informations figurant dans le livret du CD (et dont nous nous référons) ont été collectées et éditées par Ömer Eğecioğlu, de l’University of California de Santa Barbara. On en trouve une traduction française sur internet mais aussi dans l’ouvrage « Les voyages croisés entre l’Europe et l’Empire Ottoman au XIXe siècle » aux éditions Isis. 

De la vie de Faik Bey Franz Della Sudda on ne sait que peu de choses : Il est issu d’une riche et célèbre famille de pharmaciens de Constantinople aux lointaines origines italiennes. Son grand- père deviendra un grand dignitaire de la Cour Ottomane et recevra le titre de « Pacha » en 1855, pour services rendus lors de la guerre de Crimée. Aucun document ne subsiste sur l’enfance du compositeur mais on peut légitimement supposer qu’il a reçu la meilleure éducation, tout comme son frère Emilio (1868 – 1924) qui deviendra un peintre reconnu. 

Décrit comme une personne particulièrement raffinée et cultivée, Franz Della Sudda disposait déjà d’un bagage musical conséquent avant de se présenter à Franz Liszt puisqu’il était auparavant l’élève de deux éminents pédagogues à Vienne et à Berlin : Theodor Leschetizky et Theodor Kullak.

Il se rend à Weimar au tout début de 1882 pour suivre pendant plusieurs mois les cours dispensés gracieusement par Franz Liszt à la Hofgärtnerei. Devenir l’élève de Liszt était un véritable privilège et bien peu de pianistes y parvinrent tant son enseignement, symbole d’excellence, était recherché. Liszt a formé toute une génération de musiciens prestigieux, de toutes nationalités (Tausig, von Bulow, Busoni, d’Albert, Sgambatti, Bronsart von Schellendorf etc.). Liszt surnommait amicalement Faik Bey Franz Della Sudda « Der Pacha » et il portait sur lui comme sur ses autres élèves un regard bienveillant mais se montrait extrêmement exigent et sévère dès qu’il s’agissait de l’enseignement de la musique. Au cours de cette période, Liszt emmènera Franz Della Sudda à Bayreuth pour écouter Parsifal.  Il y fera à cette occasion la connaissance de Richard Wagner.

Faik Bey Franz Della Sudda, est dépeint par ses contemporains comme le « plus remarquable, gracieux et brillant pianiste de l’époque ». Il commence à donner des récitals de piano dès la fin de 1882 alors qu’il suit toujours l’enseignement de Liszt. Adulé par un public enthousiaste qui est subjugué par sa virtuosité, il donnera au cours des années suivantes de nombreux concerts partout en Europe, en Amérique et en Australie. Malheureusement sa carrière de concertiste sur le plan international sera relativement brève (un peu plus de vingt ans).

Hormis le portrait peint par son frère, quelques témoignages et photos lorsqu’il résidait à Weimar, et des articles de journaux souvent élogieux concernant ses tournées de concerts, la vie de cet artiste discret demeure inconnue sur bien des plans. Il rentrera à Constantinople au tout début du vingtième siècle (vraisemblablement en 1905) et y enseignera à son tour le piano à un petit nombre d’élèves. Malheureusement, son comportement quelque peu excentrique et sa nature taciturne et solitaire finiront par le couper progressivement du monde. Il mourra en novembre 1940 à Istanbul dans l’oubli et un relatif dénuement et il sera inhumé non pas dans le caveau familial, mais dans une tombe séparée beaucoup plus modeste et qui sera par la suite réutilisée.

Si Faik Bey Franz Della Sudda était surtout connu comme pianiste virtuose, il composa aussi une quinzaine de pièces pour piano écrites entre 1895 et 1910 qu’il dédia à des amis, à des personnalités européennes de premier plan (familles royales, ambassadeurs) ou encore à de grandes personnalités de son époque comme Ignace Paderewski. 

Ses compositions figurent en grande partie dans le présent enregistrement et présentent de véritables qualités stylistiques : ce sont des musiques très lyriques agrémentées d’ornements subtils, et basées sur des rythmes et des harmonies originales et variées, maniant avec une grande parcimonie les dissonances. Elles font preuve d’une grande diversité d’esprit et même parfois d’humour (comme dans la fin du Menuet en ré majeur). Néanmoins on ressent à leur écoute l’influence presque exclusive d’une culture occidentale fin 19e siècle profondément ancrée qui néglige ses racines ottomanes. Majoritairement composées autour de 1910, les œuvres pour piano de Franz Della Sudda sont souvent écrites dans un tempo modéré et n’optent pas pour une virtuosité démonstrative (dont il était pourtant capable) mais privilégient plutôt l’intimité, la confidence et la rêverie. 

Au niveau stylistique, et malgré quelques tournures très personnelles, le compositeur reste attaché au courant romantique en utilisant des techniques pianistiques connues et en donnant des titres évoquant Chopin, Liszt et même Fauré (Mazurka, Valse ou Barcarolle). Composées entre 1896 à 1913, elles demeurent assez éloignées des nouveaux courants artistiques qui bouleversent alors l’Europe. Rappelons que ses œuvres sont contemporaines des Préludes de Debussy ou de la Toccata de Prokofiev, œuvres composées dans des langages pianistiques affirmés et nettement plus novateurs.

Cependant Franz Della Sudda ne compose qu’occasionnellement sans se considérer lui-même comme un compositeur professionnel. Il serait donc injuste de lui reprocher le style dans lequel il s’exprime musicalement.

Ces compositions pour piano, davantage adaptées à un salon feutré qu’à une salle de concert, déploient un charme indéniable comme la délicate et touchante « Wiegenliedchen » (petite berceuse). Fréquemment, il plane l’ombre de Chopin (Mazurka, Mazurka-Caprice, Ländliche-Mazurka) et bien sûr de son Maître Franz Liszt où l’on ressent toute l’affinité spirituelle entre le maître et l’élève, et tout particulièrement dans la Ballade en ut mineur qui fait référence à une mélodie hongroise de Liszt (Magyar Dalok S242), ou encore dans le triptyque « Venezia », rappelant inévitablement par sa structure tripartite et par l’évocation du gondolier « Venezia e Napoli », le triptyque écrit par Liszt en complément de la seconde année de pèlerinage. 

La musique de Faik Bey Franz Della Sudda mérite bien plus que l’injuste oubli dans lequel elle a été plongée depuis plus d’un siècle. L’engagement, la musicalité et la force de conviction de la pianiste Zeynep Üçbaşaran pour défendre et servir ces œuvres rares sont exemplaires.  

Son : 8,5 Livret : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 9,5

Jean-Noël Régnier 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.