Hallelujah Junction : deux pianos pour une Amérique festive, mais aussi mémorielle
Hallelujah Junction. George Gershwin (1898-1937) : Ouverture cubaine. Igor Stravinsky (1882-1971) : Concerto en mi bémol majeur « Dumbarton Oaks Concerto ». Aaron Copland (1900-1990) : El Salón México, arrangement Leonard Bernstein. Frederic Rzewski (1938-2023) : Winnsboro Cotton Mill Blues. Colin McPhee (1900-1964) : Balinese Ceremonial music. John Adams (°1947) : Hallelujah Junction. Lukas Geniušas et Anna Geniushene, piano. 2024. Notice en anglais, en français et en allemand. 75’ 19’’. Alpha 1122.
En faisant référence à la question « Qu’est-ce que la musique américaine ? », que posait Leonard Bernstein en 1958 en ouverture d’une de ses fameuses conférences pédagogiques, l’auteur de la notice du présent album, Alessandro Tommasi, cerne bien le projet des deux interprètes, le couple Geniušas/Geniushene qui, au-delà d’une carrière de solistes, enregistre ensemble pour la première fois. Le choix du duo russo-lituanien s’est porté sur un éventail de pages américaines variées, qui apportent en quelque sorte une réponse au compositeur de West Side Story, en associant le jazz, le spirituals ou le blues aux formes classiques, en vitalisant diverses cultures, même importées, et en mettant l’accent sur la vie urbaine comme sur la mémoire du passé. Le résultat est dynamique, vivifiant, tout en offrant une réflexion kaléidoscopique sur la quête de l’identité d’une nation aux racines multiples.
Le programme s’ouvre en toute logique par Gershwin et son excitante Ouverture cubaine de 1932, composée après un séjour à La Havane pour un orchestre aux effets percussifs. Elle mêle chants et danses folkloriques cubains au jazz. La version pour deux pianos a été créée par un contemporain de Gershwin, le prolifique arrangeur Gregory Stone (1900-1991), qui y a infusé tout le tonus coloré de l’original. Quelques années plus tard, suite à une commande pour les 30 ans de mariage d’un couple de mécènes américains, Stravinsky écrit en 1938 son Dumbarton Oaks Concerto, que créera Nadia Boulanger avec un petit effectif instrumental. Le compositeur, alors dans sa période « néo-classique », transcrit lui-même sa partition pour deux pianos. Il émigrera aux USA un an pus tard. Cette œuvre d’une petite quinzaine de minutes, en trois mouvements, est d’un esprit léger, Stravinsky se réclamant de Bach pour l’inspiration.
Leonard Bernstein se chargea d’arranger pour deux pianos l’évocation par Aaron Copland, dont il était proche, de souvenirs mexicains recueillis lors de voyages. Les rythmes d’El Salón México (1932/36), non dénués de lyrisme, sont vifs et riches en rappels de danses fougueuses, présentes dans des salles typiques de la cité évoquée. Le Canadien naturalisé américain Colin Mc Phee va chercher plus loin son inspiration : à Bali, où il résida plusieurs années. Le gamelan, nourri de percussions en fer et en bronze et en tambours, est au centre du jeu pour ce « cérémonial balinais » pour deux pianos de 1934. L’auteur de la notice précise avec opportunité que l’on peut voir, dans ces trois pièces qui totalisent une dizaine de minutes, une anticipation du minimalisme. Ce dernier est illustré, avec John Adams, par les trois mouvements qui donnent titre à l’album, Hallelujah Junction (1996), nom d’un relais routier à la frontière Californie/Nevada. Adams utilisera le lieu dans le titre de son autobiographie, publiée à New York en 2011. Ici, l’espace américain s’ouvre, avec des allusions à des courants divers, comme le ragtime, les honky tonks, ces bars liés à la musique country, ou les rythmes balinais, dans la continuité de McPhee, tout en conservant des structures classiques. L’inspiration est au rendez-vous dans ce panorama des plus multicolores.
Mais le moment le plus saisissant, le plus fascinant de cet album est sans doute l’incroyable Winnsboro Cotton Mill Blues de Frederic Rzewski, seule ballade que ce compositeur, né dans le Massachusetts de parents polonais, transcrivit pour deux pianos parmi ses Northern American Ballads pour piano seul (1978/79). Sur la base d’un morceau de blues, Rzewski évoque, en onze minutes sidérantes, l’atmosphère d’une filature de coton de la Caroline du Sud et ses machines qui, au fil du propos musical, finissent par se révéler lancinantes, comme une obsession mécanique, servie par d’impressionnants clusters avant extinction dans le lointain. Une image impressionnante de l’Amérique profonde…
Le couple trentenaire Geniušas/Geniushene se révèle virtuose tout au long de ce parcours américain, qui confirme ce que l’on savait déjà : loin de tout nationalisme à courte vue, ce vaste territoire est fait de contrastes qu’enrichissent de multiples apports culturels. Avec ce choix festif, mais aussi mémoriel, on va à la rencontre d’une musique des plus variées, qui entraîne l’auditeur dans un univers plein d’entrain et d’euphorie.
Son : 9 Notice : 9 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Jean Lacroix