Hervé Billaut et Guillaume Coppola à quatre mains dans une Espagne vue de France

par

Manuel de Falla (1876-1946) : Deux danses espagnoles (extraites de l’opéra La Vida breve – transcription pour piano à 4 mains de Samazeuilh) – Maurice Ravel (1875-1937) : Rapsodie espagnole (version originale pour piano à quatre mains) – Mel Bonis (1858-1937) : Habanera (extrait de Pièces à 4 mains, op. 130/5) ; Les Gitanos, op.15–2 – Vincent d’Indy (1851-1931) : Seguidilla à l’Alameda de Séville (extrait de Sept chants de terroir, op.73/3) – Moritz Moszkowski (1854-1925) : Nouvelles danses espagnoles, op.65 – Gabriel Fauré (1845-1924) : Le Pas espagnol (extrait de Dolly, Six pièces, op. 56/6) – Emmanuel Chabrier (1841-1894) : España, rapsodie pour orchestre (transcription pour piano à 4 mains par André Messager). Hervé Billaut et Guillaume Coppola, piano à quatre mains. 2020. 52m 03s. Livret en français et en anglais. Eloquentia EL2158.

Est-ce à la suite de la défaite militaire de 1870 face à nos voisins d’Outre-Rhin et leur musique réputée austère, que les compositeurs français des années suivantes se passionnèrent pour la musique colorée et sensuelle de nos voisins transpyrénéens, souvent sans y avoir été eux-mêmes (Ravel, qui célébra tant de fois l’Espagne en tant de pages tellement célèbres, n’y vint qu’à la fin de sa vie) ? C’est bien possible... Le texte de présentation nous rappelle qu’en 1875 furent créés à la fois Carmen de Georges Bizet (le plus joué de tous les opéras français) et la Symphonie espagnole d’Édouard Lalo (l’un des plus incontournables concertos -car à défaut de la forme, il en a l’esprit- du répertoire des violonistes). Et à leur suite, rares furent les compositeurs français qui n’y succombèrent pas.

C’est ce que met en valeur ce CD. Certes deux des compositeurs enregistrés ne sont pas français. Mais leur rapport avec l’Hexagone est fort : l’espagnol Manuel de Falla y fit un séjour de plusieurs années, décisif pour sa carrière, et Moritz Moszkowski, allemand d'ascendance polonaise, y passa ses trente dernières années.

Le CD commence par Deux danses espagnoles de Manuel de Falla. Si la première est très célèbre, jouée dans toutes les transcriptions imaginables, la seconde l’est moins ; elle a quelque chose d’assez étrange avec ses dissonances. Suit la Rapsodie espagnole de Maurice Ravel, assurément la pièce maîtresse de cet enregistrement, avec ses quatre mouvements tellement inventifs et poétiques, aux sonorités d’une richesse inouïe (sans même parler de la version orchestrale). Peut-être est-ce un peu dommage que ce chef-d'œuvre arrive aussi vite. Il aurait été sans doute encore mieux mis en valeur après s’être davantage fait attendre.

Mel (en réalité Mélanie) Bonis n’est maintenant plus tout à fait cette « compositrice injustement oubliée » d’il y a quelques années. Les deux pièces de ce CD ne sont certes pas ses plus caractéristiques, et ne suffiraient pas, comme par exemple ses Femmes de légendes, pour s’en tenir au répertoire pianistique, à assurer la gloire de leur autrice. Il n’empêche : si l’ambition n’est pas la même, la Habanera est d’une délicatesse et d’une élégance remarquables, et Les Gitanos d’un chic et d’une entraînante bonne humeur. La nostalgie de la Seguidilla à l’Alameda de Séville de Vincent d’Indy succède de façon tout à fait bienvenue. Ici l’Espagne est plus suggérée qu’imitée, à l’inverse de ce qui suit, les trois Nouvelles danses espagnoles de Moritz Moszkowski, un compositeur qui n’a aucune origine en Espagne, n’y a jamais vécu, mais dont le nom est presque exclusivement lié à des espagnolades. Ces pièces sont assez attendues, mais ne manquent ni de charme ni d’humour. Peut-être auraient-elles pu être plus ramassées : la variété des idées musicales n’est sans doute pas tout à fait suffisante pour ce presque quart d’heure de musique...

La Suite Dolly, de Gabriel Fauré, se termine par un pétillant éclat de rire : Le Pas espagnol, en hommage à Emmanuel Chabrier. La transition était donc toute trouvée pour terminer ce CD en beauté, avec la célébrissime España de ce dernier, absolument irrésistible avec ses deux thèmes caractérisés (une jota aragonaise vive et éclatante, une malagueña andalouse languissante et galante). Son succès est resté intact depuis presque un siècle et demi !

Hervé Billaut et Guillaume Coppola donnent de toutes ces pièces une interprétation solide, charpentée, volontiers percussive, mais avec beaucoup de finesse et de sensibilité. Il s’en dégage une impression de puissance, que viennent heureusement colorer des contrastes très expressifs. Les différents registres sont bien équilibrés et la lisibilité n’est jamais prise en défaut, notamment grâce à l’excellente articulation des passages les plus volatiles.

De tout l’album, la Rapsodie espagnole est à mettre à part ; c’est un véritable bijou qui doit nous transporter dans des contrées bien plus lointaines que de l’autre côté des Pyrénées. Tout l’art de Ravel, ici comme ailleurs, est dans le non-dit. On peut ici apprécier le mystère et les couleurs oniriques que lui donnent Hervé Billaut et Guillaume Coppola.

Voilà donc un enregistrement qui s’écoute avec beaucoup de plaisir, et nous propose des interprétations abouties d’œuvres d’un intérêt inégal mais toujours réel, dans un programme construit avec un souci de variété malgré la couleur « espagnole » de chaque pièce.

Son : 9 – Livret : 8 – Répertoire : 8 – Interprétation : 9

Pierre Carrive 

 

 

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