Les affres du poète Rilke, reflétées dans un Livre d’orgue de Jacques Lenot, intensément valorisé

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Jacques Lenot (*1945) : Troisième Livre d’orgue. 1 Je suis peut-être enfoui au sein des montagnes solitaire comme une veine de métal pur ; 2 Je suis perdu dans un abîme illimité, dans une nuit profonde et sans horizon ; 3 Neige éternelle qui fait pâlir les étoiles ; 4 Que je sois le veilleur de tous tes horizons ; 5 O mon Dieu, donne à chacun sa propre mort, donne à chacun la mort née de sa propre vie où il connut l'amour et la misère ; 6 Mais des anges sont venus comme une nuée d'oiseaux ; 7 Seigneur, nous sommes plus pauvres que les pauvres bêtes ; 8 Fais, Seigneur, qu’un homme soit saint et grand et donne-lui une nuit profonde infinie ; 9 Alors se levait l’âme errante des plaines ; 10 Car la pauvreté est comme une grande lumière au fond du cœur ; 11 Et comme la main qui monte aux yeux pour cacher des larmes trop tristes ; 12 Et que sont, devant toi, tous les oiseaux qui tremblent ; 13 Et ils vont dans l’espace qu’embrasse ton regard comme vont les mains sur les cordes de la harpe ; 14 Que ne se lève-t-il dans leur crépuscule, lui l’étoile du soir de la grande pauvreté. Jean-Christophe Revel, orgue. Mars 2021. Livret en français. TT 75’18. L’oiseau prophète 007

Dans les titres associés à ces quatorze pièces du Troisième Livre d’orgue, qui sont autant de citations, les amateurs de littérature moderne reconnaitront peut-être des extraits du Livre de la pauvreté et de la mort de Rainer Maria Rilke (1875-1926), marqué par la déréliction et la déshérence du sentiment religieux. Jacques Lenot, qui se revendique autodidacte, accumula les fréquentations d’avant-garde dès les années 1960 (Darmstadt, Festival de Royan…), et se tient en marge des institutions si ce n’est pour répondre à des commandes. Il n’est pas bavard sur ses œuvres, même à en juger par le livret du CD. Outre une récente parution audiovisuelle en guise de portrait (Les anges se penchent parfois), une interview pour notre magazine levait le voile sur Propos recueillis, le précédent album paru chez L’Oiseau prophète, -label fondé il y a vingt ans pour la diffusion des enregistrements consacrés à ce compositeur installé à Roubaix.

En l’occurrence, la notice ne nous apprend rien sur sa relation avec la prose douloureuse de l’écrivain allemand, qui a engendré dix-sept pièces dans sa forme originale, créée par Jean Boyer à l’église Saint-Eustache de Paris en décembre 1995, avec l’assistance de Jean-Christophe Revel, devenu un défenseur privilégié des créations de Jacques Lenot. À l’attention de cet organiste (responsable pédagogique du Département de musique ancienne du Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris, titulaire en la cathédrale d’Auch, et qui s’était déjà distingué en 2015 dans le Livre des Dédicaces), la structure a été ramenée à quatorze pièces, qui font l’objet du présent enregistrement.

Le lexique musical apparaitra à certains aride et systématique, pauvre de mouvement et de renouvellement. La prose tourmentée de Rilke lui inspire souvent une cinématique enrayée, des mines prostrées, figées en des rictus cataleptiques, sur des lourdes tenues de pédalier bêtabloquantes. L’invention semble réprimée, larvée dans des poses où le procédé tourne court, que ce soient des juxtapositions d’accords dissonants, ou la tentation figuraliste (et tire-à-la-ligne) d’un cortège de trilles pour Et que sont, devant toi, tous les oiseaux qui tremblent. Au demeurant, le texte soutire parfois quelques évocations prenantes, ainsi la dixième étape, une des plus intenses et variées, brasillement d’anches pour Car la pauvreté est comme une grande lumière au fond du cœur.

On doit en tout cas saluer une interprétation de première force, prodigieusement concentrée et assidue, qui assure au recueil une indéniable tenue, et une registration éloquente. Voire un charisme certain qui fend l’armure de ces explorations ésotériques. L’orgue Cavaillé-Coll de l’Abbaye de Royaumont bénéficie d’une superbe captation : couleurs, relief, densité du son contribuent à une écoute sans baisse de tension, quel que soit l’intérêt que soulève cet éprouvant parcours d’une heure et quart. 

Christophe Steyne

Son : 9,5 – Livret : 6 – Répertoire : ? – Interprétation : 9,5

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