Howard Shelley fait coexister deux amis de Chopin : Tellefsen et Kalkbrenner
Thomas Dyle Acland Tellefsen (1823-1874) : Concertos pour piano et orchestre n° 1 en sol mineur op. 8 et n° 2 en fa mineur op. 15. Friedrich Wilhelm Michael Kalkbrenner (1785-1849) : Grande marche interrompue par Un Orage et suivie d’une Polonaise. Howard Shelley, piano et direction ; Orchestre Symphonique de Nuremberg. 2022. Notice en anglais, en français et en allemand. 75’ 56’’. Hyperíon CDA68345.
Les trois œuvres présentées ici ont de solides liens personnels : Kalkbrenner connaissait Chopin, qui connaissait Tellefsen, qui connaissait Kalkbrenner. Cette précision, tirée de la notice de Jeremy Nicholas, explique la cohabitation, sur le présent album, d’un Norvégien et d’un Français d’origine allemande. Avec, pour référence commune, à des degrés divers, le génial Polonais.
Né à Trondheim, cité portuaire du centre de la Norvège, Thomas Tellefsen, dont l’apprentissage s’est fait avec son père organiste, se rend à Paris en 1841 pour y parfaire ses études. Il y prend quelques leçons avec Friedrich Kalkbrenner, pédagogue recherché, installé dans la capitale française depuis le début des années 1820. Mais c’est la rencontre avec Chopin, en décembre 1844 qui va être décisive pour Tellefsen et influencer son destin musical. Il suit l’enseignement du maître à raison de trois fois par semaine, devient un proche et fait partie du voyage lorsque Chopin se rend en Angleterre en 1848 pour ce qui sera sa dernière tournée.
Trois ans plus tard, Tellefsen fait ses débuts parisiens. La notice reproduit un extrait de la presse du temps, qui souligne qu’il s’est pénétré de l’esprit de Chopin par des affinité de sentiment et d’âme. Le même article précise qu’il en est peu qui sauront faire parler aux touches un langage mieux accentué, mieux senti, mieux délicat, plus confidentiel. Sans être un virtuose éblouissant, Tellefsen fait une carrière de concertiste qui le fait connaître en Europe pendant la décennie 1850, mais sa santé fragile le contraindra à se limiter à la composition et à la pédagogie. Il laisse un catalogue où voisinent deux concertos pour piano, des pages pour le clavier, de la musique de chambre et des danses norvégiennes dans lesquelles il utilise des chants traditionnels de son pays natal.
Dédié à Oscar Ier, roi de Suède et Norvège, le Concerto n° 1, composé sous influence chopinienne, date de 1847-48. Tellefsen en donne lui-même, en 1852, la création en public, bien accueillie, à la Salle Pleyel. De forme traditionnelle en trois mouvements, cette partition au romantisme chaleureux laisse le piano se déployer de façon virtuose dans l’Allegro moderato initial, après une introduction orchestrale de belle allure. Un Andante languissant précède l’Allegro final dans lequel sont insérés des thèmes dansants de musique norvégienne. Ce concerto plaisant est complété par un second en 1853, dédié à la princesse Czartoryska, qui tenait un salon prestigieux à Varsovie. La notice nous apprend qu’il bénéficiera d’un succès continu jusque dans les années 1930, les pianistes norvégiens en assurant la présence dans les concerts. Ici aussi, la marque de Chopin, dont le décès ne date que de quatre ans, est encore présente dans un Allegro moderato chantant qui se clôt par un final virevoltant. Dans l’Adagio qui suit, Tellefsen affirme une émotion plus personnelle, avec une part de mélancolie qui introduit la tarentelle pleine de vitalité du final.
Même si on ne les taxera pas de chefs-d’œuvre, ces deux concertos sont des moments de piano romantique des plus plaisants. Le Norvégien Einar Steen-Nøkleberg (°1941) les avait gravés avec l’Orchestre Symphonique de Trondheim (cité natale de Tellefsen), sous la direction de Terje Mikkelsen (Simax, 2006), le Polonais Hubert Rutkowski se contentant du Concerto n° 1 dans un album « Élèves de Chopin », dirigé par Lukas Borowicz à la tête de l’Orchestre Symphonique de la Radio polonaise (Accord, 2012), et couplé à un concerto de Carl Filtsch, un enfant prodige qui mourut de tuberculose en 1845, à l’âga de quinze ans. Dans le présent n° 86 de la collection « The Romantic Piano Concerto », le Britannique Howard Shelley (°1950), rompu à défricher et faire exceller les pages méconnues, en donne une interprétation que nous placerons en tête de la discographie, pour la maîtrise chaleureuse, tant pianistique qu’orchestrale, qu’il leur confère.
Le programme est complété par une page brillante de Friedrich Kalkbrenner, que Chopin appréciait au point de lui avoir dédié son Concerto pour piano op. 11. Shelley a déjà proposé les quatre concertos pour piano de Kalkbrenner dans les volumes n° 41 et 56 de la même collection chez Hyperion, ainsi que la partition aux tempos contrastés Le Rêve (n° 78 de la série), couplée avec des pages de Ferdinand Hiller et Henri Herz. La Grande Marche interrompue par Un Orage et suivie d’une Polonaise, au titre à rallonges (énoncé en entier dans la notice), orchestrée pour les seules cordes, brille de mille feux sous les doigts de Shelley, qui met en évidence une inspiration proche de Hummel et Weber, mais aussi la sensation euphorique qui se dégage des moments de vaillance virtuose.
Le nouvel album, réussi, de cette incontournable collection plaira aux amateurs de pages méconnues ou oubliées.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 8 Interprétation : 9
Jean Lacroix