Huit compositeurs pour des poèmes du parnassien Sully Prudhomme

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Le long du quai. Mélodies sur des poèmes de Sully Prudhomme. Œuvres de Théodore Dubois (1837-1924), Georges Enesco (1881-1955), Gabriel Fauré (1845-1924), César Franck (1822-1890), Reynaldo Hahn (1874-1947), Mathieu Roy (°1980), Louis Vierne (1870-1937) et Charles-Marie Widor (1844-1937). Marie-Pierre Roy, soprano ; Justine Eckhaut, piano. 2020. Notice en français, en anglais et en allemand. Textes des poèmes avec traductions anglaise et allemande. 77.40. Prospero PROSP0024.

Le nom de René François Armand Prudhomme, dit Sully Prudhomme (1839-1907), n’est sans doute plus familier pour grand nombre de nos contemporains. Pourtant, ce poète parnassien né à Paris a été le premier lauréat du Prix Nobel de littérature en 1901. Après des études d’ingénieur et un travail dans ce domaine qui le déçoit, il s’oriente vers le droit et la philosophie. La publication de ses Stances et Poèmes en 1865, ouvrage salué par Sainte-Beuve, va décider de sa carrière littéraire. Bientôt accueilli dans le cercle des Parnassiens de Leconte de Lisle, il poursuit son œuvre : Les Epreuves (1866), Les Solitudes (1869), Les Vaines Tendresses (1875), Le Prisme (1886). Reçu à l’Académie française en 1882, il se met à écrire des essais à portée esthétique et philosophique. Il prend fait et cause pour Dreyfus, ce qui est courageux vu sa position officielle. Après l’obtention du prix Nobel, il crée l’année suivante la Société des Poètes Français, avec José-Maria de Heredia et Léon Dierx. Souffrant de crises de paralysie, il décède à Châtenay-Malabry à l’âge de 68 ans. 

Un grand nombre de poèmes de Sully Prudhomme, issus des recueils que nous avons cités, ont été mis en musique et enregistrés, au sein de récitals, par des chanteurs renommés : Camille Maurane, Charles Panzéra, Gérard Souzay, Bernard Kruysen, François Le Roux, Barbara Hendrickx, Michèle Losier, Hélène Guilmette, Sandrine Piau, Tassis Christoyannis, Sabine Devieilhe et bien d’autres. Le mérite de cet album est de proposer un choix représentatif du lyrisme de l’écrivain à travers une série de poèmes dont la lecture, au cœur d’un superbe objet discographique dont on saluera l’élégance (papier glacé, somptueuses photographies en couleurs), confirme les qualités d’une écriture sensible, d’une forme et d’un esthétisme recherchés. Dans un entretien avec les interprètes reproduit dans la notice, on peut lire : La poésie de Sully Prudhomme est actuelle et accessible par son vocabulaire, par son épure. On ne peut pas dire qu’il soit un auteur musical, au sens où il ne fait pas du travail sur les sonorités sa priorité poétique. Il ne portait pas beaucoup d’intérêt aux partitions sur ses textes. Il a été reconnu de son vivant, beaucoup mis en musique, et d’une certaine façon, à la mode. On sera attentif, avant écoute, aux considérations émises par la soprano et la pianiste, ainsi qu’aux remarques sur la collaboration « à trois voix », puisque cinq poèmes ont été mis en musique par Mathieu Roy, compositeur, violoniste, musicologue et arrangeur, notamment pour le cinéma. Frère de la soprano Marie-Pierre Roy, ce Dijonnais a choisi des poèmes qui évoquent tous la nature, à la fois très concrète et poétiquement mystérieuse. Son explication concernant ses options et son travail sur les textes, sa volonté de composer une musique qui soit plaisante à chanter et sa façon de penser la prosodie en termes de phrasé et d’accentuation sont aussi à découvrir.

L’impression générale qui se dégage de ce récital est celle d’un univers à l’esthétique raffinée, sertie de palettes sonores variées, nanties d’un charme qui est celui de l’époque où la poésie et la musique se sont rencontrées. Le programme s’ouvre par Les berceaux de Gabriel Fauré, célèbre illustration sonore du poème Le long du quai (qui donne son intitulé à l’album) tiré des Stances et Poèmes de 1869 et mis en musique dix ans plus tard. Le lien est touchant entre les vaisseaux qui vont partir en mer et les berceaux dont le balancement accompagne les pleurs des femmes. Les harmonies hardies de Fauré y font merveille. Du même recueil, Le Vase Brisé, qui symbolise les blessures du cœur meurtri, propose la vision intense de César Franck (1879) et celle de Widor, à la douleur mélancolique (1878). Reynaldo Hahn s’inspire des Epreuves de 1866, avec le poème Sur l’eau où larmes et chagrin sont présents. On le retrouve dans la gracieuse Naïs, héroïne de l’Idylle muette du Prisme ; il la salue avec une sensualité maîtrisée, vierge blonde à l’œil noir, /Au bord du fleuve agenouillée. 

Théodore Dubois puise dans Les Solitudes de 1869 son invocation à La Voie lactée, mais il est surtout présent dans les Vaines tendresses de 1875 avec cinq poèmes que la notice présente à juste titre comme l’incarnation du modèle d’une musique de salon accessible, proche de la chanson. Ces qualités de celui qui fut directeur du Conservatoire de Paris pendant une bonne dizaine d’années au tournant du XXe siècle rendent d’autant plus attachante leur transposition. On comparera son moment de partage voluptueux d’Au bord de l’eau à celui de Fauré, à la fugacité romantique. Petit retour en arrière avec le recueil Les Solitudes de 1869 où Duparc, avec Soupir, écrit une mélancolique page de jeunesse, alors qu’Enesco accorde au même une pudeur respectueuse. Widor se charge de la Prière au printemps dans une sorte d’exaltation. On signalera encore Le galop de l’opus 4 d’Enesco où ce dernier, selon la formule d’Alain Cophignon, dans sa biographie pour Fayard (2006, p. 95), anticipe sur la modernité des chansons à boire de Poulenc, alors que Vierne, en 1913, fait étalage de générosité. L’organiste de Notre-Dame de Paris est plus porté au tragique, trois ans auparavant, dans Les Chaînes de La vie intérieure de 1869, au sein d’une mélodie de cinq minutes, marquée d’une intense profondeur lyrique quand le poète conclut : Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même

Reste à saluer les cinq compositions de Mathieu Roy, qui sont des premières mondiales disséminées tout au long de ce parcours éclectique. Il apporte une part de modernité où l’on retrouve les influences qu’il évoque lui-même (Ravel, Debussy, Duruflé, ainsi que Messiaen), notamment dans un Silence et nuit des bois comme en suspension, mais aussi une recherche sur des effets vocaux, évidents dans Les Stalactites des Solitudes, superbe poème dédié au monde des grottes, ou la création d’un univers d’espace mystérieux dans La voie lactée. Il est en adéquation avec l’inspiration parnassienne, qu’il rejoint ainsi au-delà du temps.

La soprano Marie-Pierre Roy, dont le répertoire inclut Bach, Haendel, Beethoven, Mendelssohn, Bruckner ou Carl Orff, mais aussi des contemporains, notamment Eötvös, a un timbre clair qui convient à ce répertoire. Attentive aux mots et à leur prononciation, elle apporte aux poèmes un soin qui exclut la préciosité pour faire place à une délicatesse et à une ornementation équilibrée. Même si elle n’est pas à l’abri d’un vibrato parfois trop expressif, elle traduit toute l’émotion qui se dégage de cet univers que l’on a plaisir à découvrir, ouvragé avec goût. Sa partenaire, Justine Eckhaut, a l’habitude de la mélodie et du lied ; elle a déjà accompagné des personnalités comme Hartmut Höll ou Helmut Deutsch. Son jeu, à la fois souple et délié, manie la sobriété avec efficacité. Cet enregistrement a été effectué en décembre 2020 en Italie, dans les Abbey Rocchi Studios situés à Rome. 

Son : 8  Notice : 10  Répertoire : 8  Interprétation : 8

Jean Lacroix  

 

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