Intégrale Messiaen à la cathédrale de Toul, par une académie de 37 organistes

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Olivier Messiaen (1908-1992) : intégrale de l’œuvre pour orgue. L’Ascension. La Nativité du Seigneur. Les Corps Glorieux. La Messe de la Pentecôte. Le Livre d’orgue. Le Mystère de la Sainte Trinité. Le Livre du Saint Sacrement. Le Banquet céleste. Prélude. Offrande au Saint-Sacrement. Diptyque. Apparition de l’Église éternelle. Verset pour la fête de la Dédicace. Monodie. Louange à l’Éternité de Jésus [Quatuor pour la Fin du Temps]. Éric Lebrun, Jean-Paul Imbert, Michael Matthes, Jürgen Essl, David Cassan, Denis Comtet, Jonas Apeland, Mélodie Michel, Quentin Du Verdier, Paul Mérou, Marie Denis, Thibaud Fajoles, Hector Leclerc, Charlotte Dumas, Antoine Thomas, Fanny Cousseau, Nicolas Procaccini, Alexis Grizard, Alma Bettencourt, Damien Leurquin, Salomé Gamot, Charlène Bertholet, Maria Vekilova, Laurent Fobelets, Oleg Dronikov, Marion André, Sacha Dhénin, Paul Isnard, Alice Nardo, Sara Musumeci, Simon Defromont, Rémi Ebtinger, Edmond Reuzé, Leonard Hölldampf, Xabier Urtasun, Lars Schwarze, Pascal Vigneron, orgue. Clément Saunier, bugle. Avril, septembre 2021. Livret en français. TT 8h07’22’. Forlane FOR 816897

Une coïncidence du calendrier nous amène cet attachant et ambitieux projet : 2022 marqua le trentième anniversaire de la disparition du compositeur, et les huit cents ans de la Cathédrale Saint Étienne qui accueille cette entreprise. Voici d’abord quelques organistes bien établis (Jean-Paul Imbert gravait un disque Messiaen chez Skarbo en 1992), comme concertiste et enseignant. Les deux célèbres opus de jeunesse échoient à David Cassan pour Apparition de l’Église éternelle méthodiquement tuilée par ses soins, et Éric Lebrun pour Le Banquet Céleste. Autour de ces autorités, l’aventure convia des étudiants de sept institutions francophones (CNSM de Paris et Lyon, Conservatoires à Rayonnement Régional de Nancy et Saint-Maur, Conservatoire Royal de Bruxelles, Schola Cantorum de Paris) et germanique (Hochschule für Musik und darstellende Kunst de Stuttgart). Non moins de trente-sept organistes se partagent ici le corpus ! Le casting et l’affectation des œuvres aux interprètes s’accomplirent en collaboration avec leurs professeurs. « La difficulté des pièces, les heures de travail ont ainsi été réparties pour que chaque individu puisse donner le meilleur de lui-même » confirmait Pascal Vigneron dans une interview pour notre magazine. Certains émargent pour une pièce, d’autres pour plusieurs. Les dix-huit séquences du vaste Livre du Saint Sacrement sont distribuées entre les trois élèves de Stuttgart (Leonard Hölldampf, Xabier Urtasun, Lars Schwarze), qui alimentent ainsi la plus large participation. 

Pour ne pas taire les choses qui fâchent, commençons par un mouvement d’humeur. En versification, rejet et contre-rejet répondent à un art. Cependant, dans l’ordonnancement d’un tel coffret, dont le support physique impose ses contingences mais aussi ses exigences, on attendrait que la ventilation des œuvres relève d’une certaine sollicitude pour l’auditeur. Or ici on s’agace que quatre des cinq premiers grands cycles se trouvent scindés d’un CD à l’autre, ce qui nuit à la continuité de l’écoute. Dieu parmi nous se trouve repoussé à la fin du CD 3, qui se termine par le premier volet de la Messe de la Pentecôte ; les Soixante quatre durées se trouvent reléguées au début du CD 5… Quitte à déroger à l’ordre chronologique qui préside à ce tracklisting, ne pouvait-on rassembler L’Ascension et la Messe de la Pentecôte ? Ne pouvait-on placer La Nativité, Les Corps Glorieux et le Livre d’orgue sur des disques distincts ? Et regrouper Monodie et Louange à l’Éternité de Jésus sur le premier, délesté des deux premiers volets de L’Ascension ? Gage d’intention avant repentir, cette Monodie se trouve d’ailleurs inscrite sur l’étui du CD 1, mais n’apparaît pas dans les huit plages. Lequel étui commet quelques bévues : « Alléluias sereins d’une âme sereine (sic) », Dyptique (sic) pour Diptyque… On en déplore hélas bien d’autres dans le feuillet victime de négligence.

Autre bémol, moins gênant en soi, au rang du regret : dommage que pour une telle somme, le livret se contente d’une brève présentation contextuelle des œuvres et des didascalies bibliques, sans aucune analyse technique ou esthétique, laissant le néophyte désemparé face au typique langage de Messiaen, et à la structure narrative de certaines constructions. On aurait aussi apprécié le détail des registrations, et une galerie biographique valorisant les interprètes -fût-elle succincte en regard de leur nombre. 

On ne se risquera pas à inférer des constantes interprétatives pour une telle hydre, ni à dégager toutes les singularités au sein de ce panorama. Observons toutefois des tempi dans l’ensemble prudents, probablement issus d’une certaine intimidation face au texte ou à la circonstance -quoiqu’en l’occurrence les sessions ne se déroulaient pas sans filet de sécurité. « Chaque strophe, chaque fragment ont été enregistrés plusieurs fois, afin que chaque artiste puisse sélectionner ses prises, en toute quiétude » recueillait notre interview. Et la modération ne s’entend pas toujours dans les pages les plus éprouvantes : les tempos extrêmement contemplatifs de Jonas Apeland enlisent la Majesté du Christ (diluant ainsi le caractère lyrique de cette rémanence du genre choral) et sa prière « montant vers son père ». Ce qui du moins accuse le contraste avec les jubili et carillons des Alléluias superbement animés par Mélodie Michel, éprise d’une verve presque rhapsodique.

Ce serait injuste de ne pas souligner la contribution de chacun, tant tous se hissent au niveau du cahier des charges, et ces efforts s’avèrent déjà louables à l’aune d’un laboratoire aussi ardu (harmoniquement, rythmiquement). Faute de pouvoir citer tous les moments notables, on saluera Sacha Dhénin, Marion André, Alice Nardo, Sara Musumeci au chevet du Mystère de la Sainte Trinité, dont Paul Isnard réussit particulièrement le quatrième, hérissé de chants d’oiseau, avant l’apparition de Dieu à Moïse (6’03). La concentration de Simon Defromont et Rémi Ebtinger ne faiblit pas dans les sixième et septième Méditations, qu’ils suggèrent avec une agilité soutenue autant que poétique. Mention spéciale pour le dernier tableau par un des benjamins de l’équipe: « Je suis Celui qui suis », vivifié avec intelligence et sans esbroufe par Edmond Reuzé (17 ans) qui privilégie la solennité sur le brio.

Fanny Cousseau et Charlotte Dumas s’attèlent aux Corps Glorieux, rejointes par Antoine Thomas dans la fresque du Combat de la Mort et de la Vie. Mentionnons aussi Salomé Gamot, très affutée dans le redoutable Les Yeux dans les roues (que la notice page 7 associe à « Evechiel », sic), un virtuose Quentin du Verdier dans les Transports de joie, Thibaut Fajoles dans le douloureux affaissement des membres sur la croix de calvaire (Jésus accepte la souffrance), Alexis Grizard sondant les arcanes des Choses visibles et invisibles (une lecture particulièrement cryptique), Damien Leurquin et Laurent Fobelets dans l’aride rhétorique du Livre de 1951. On félicitera Paul Mérou et Nicola Procaccini dans les grandioses sorties Dieu parmi nous et Le Vent de l’Esprit. Le coffret se referme sur deux raretés, confiées au maître d’ouvrage Pascal Vigneron : la Monodie de 1930, et un extrait arrangé pour orgue et bugle (Clément Saunier, étirant son chant au ras du silence) du Quatuor pour la Fin du Temps, en partie écrit à… Toul.

Après ces lauriers mérités, une approche critique se devrait de situer ce monumental témoignage collectif au sein de la concurrence. Même en disposant de la culture discographique nécessaire (certains opus comme La Nativité comptent plus de cinquante occurrences au catalogue !), la recension serait fastidieuse. On citera pour mémoire les intégrales ou quasi (dommage que Susan Landale n’ait pas poursuivi chez Accord) de Rudolf Innig (MDG), Jennifer Bate (Unicorn/Regis), Hans-Ola Ericson à Lulea (Bis), Erik Boström (Proprius), Gillian Weir à Aarhus (Collins, sachant qu’elle avait déjà engrangé une somme à Washington en 1979, radiodiffusée par la BBC), Eberhard Lauer à Minden et Hambourg (Ambitus), Winfried Berger (Musicom), Colin Andrews (Loft), Jon Gillock à New York (Raven), Tom Winpenny (Naxos). Le compositeur lui-même (Emi, Erato) grava des épures de spiritualité mais le son date. Olivier Latry chez Deutsche Grammophon, magistral, règlerait la question mais se vit accablé par une étique prise de son.

Sans minimiser l’aguerrissement des délégations française et belge, c’est la team de Stuttgart qui nous semble défendre la proposition la plus assurée, cohérente et désirable, dans le testamentaire Livre de 1984 dont elle nous offre une version de référence depuis les albums pionniers de Jennifer Bate en mai 1987 sur l’orgue de Messiaen à la Trinité, et d’Almut Rössler à Passau (Motette), l’organiste qui avait assuré la création à Detroit en juillet 1986. Qu’on écoute le sostenuto scénarisé par Xabier Urtasun dans L’apparition du Christ ressuscité à Marie-Madeleine, le raffinement de Lars Schwarze (presque un CD à lui seul) dans les six derniers volets, lors même que l’inspiration de Messiaen parfois s’y assèche ou tire à la ligne. Et surtout le Puer Natus est nobis par Leonard Hölldampf, d’une tendresse sans affectation, à la fois sagace et émouvant : des qualités qui résument toute l’interprétation de ce cycle.

La vraie vedette de ce coffret, du moins son commun dénominateur, c’est pourtant au fond cet orgue de Toul construit en 1963 par Curt Schwenkedel, restauré et parachevé en 2012-2016 par les ateliers d’Yves Koenig. On notera que l'instrument fut accordé tous les soirs d'enregistrement, qui se déroula donc dans le calme de la nuit. Dans cet écrin de justesse et de sérénité, la facture de ses 70 jeux sur quatre claviers et pédalier dispense une palette de couleurs et l’intelligibilité qui soutiennent l’intérêt, permettant une écoute attentive aux timbres et une profusion sonore qui ne lasse jamais. Dans une acoustique confortable, transparente, adéquatement réverbérée, le relief s’allie la finesse et surtout la séduction. Sans certes rivaliser avec l’hédonisme de Louis Thiry à la Cathédrale Saint Pierre de Genève (Calliope) et ses gouaches pressées au tube, qui depuis cinq décennies constitue toujours un idéal guide d’initiation, le présent coffret livre un convivial portrait de l’auteur de la Turangalîla-Symphonie, ce qui n’est pas un moindre atout pour les partitions les plus austères.

Nul n’est prophète en son pays ? On conclura en signalant que ce complet œuvre d’orgue, pilier du répertoire moderne et emblème national aux quatre coins du monde, reçoit pour la toute première fois un tel tribut d’un label hexagonal : ce pari honore Forlane et le directeur artistique Pascal Vigneron, indéfectible aiguillon de ce marathon à relais.

Son : 8,5 – Livret : 6,5 – Répertoire : 8,5-10 – Interprétation : 8-10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

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