Jānis Ivanovs et ses symphonies de la désolation

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Jānis Ivanovs (1906-1983) : Symphonies n° 15 « Symphonia ipsa » et n° 16. Orchestre symphonique national de Lettonie, direction Guntis Kuzma. 2021. Notice en anglais et en letton. 62.11. LMIC Skani 126.

Les pays baltes sont riches en compositeurs de talent qui ne bénéficient pas d’une notoriété internationale très développée. Le Letton Ivanovs, considéré par ses compatriotes comme l’un des plus grands symphonistes de son temps, fait partie du nombre de ces méconnus, même si les labels Marco Polo, Campion, ou déjà Skani, ont inscrit à leur catalogue des œuvres symphoniques d’Ivanovs sous la direction de chefs comme Dmitri Yablonski, Vassili Sinaïski ou Andris Poga. Cet album regroupe deux symphonies de la première moitié des années 1970, il s’agit de gravures en première mondiale.

Né dans un village près de Preiji, une cité du sud de la Lettonie qui n’est pas très éloignée des frontières russe et biélorusse, le jeune Ivanovs manifeste assez tôt des dons pour le piano et étudie au Conservatoire de Lettonie de Riga où il approfondit la composition avec Jāzeps Vītols (1863-1948). Il y reçoit aussi des leçons de direction d’orchestre du violoncelliste et chef finlandais Georg Lennart Schnéevoigt (1872-1947), un ami proche de Sibelius qui a laissé de magnifiques gravures de pages symphoniques du compositeur de Finlandia, notamment une extraordinaire Symphonie n° 6 couplée à Luonnotar. Parallèlement, Ivanovs fait des études de technique du son ; il est engagé à partir de 1931 comme chef d’orchestre de la radio publique nationale dont il va devenir directeur artistique. Après la Seconde Guerre mondiale, sous l’occupation russe de son pays, il est chargé de quelques fonctions comme celle de président de l’union des compositeurs lettons, et sera professeur de composition au Conservatoire de Riga de 1944 à sa mort. Ce qui ne l’empêche pas d’être taxé de formalisme en 1948 au moment du rapport Jdanov. Son catalogue est riche de 21 symphonies dont la dernière est inachevée, de concertos pour piano, violon ou violoncelle, de poèmes symphoniques, de musique de chambre et de pièces pour le clavier. 

La musique d’Ivanovs se situe globalement dans une ligne de romantisme tardif influencé par la musique russe. Elle s’inscrit dans une tradition qui va de Tchaïkovsky à Chostakovitch, et, dans le début de sa production, évoque aussi le souvenir de Sibelius, héritage des leçons de son professeur finlandais. Elle n’est pas non plus dénuée d’inspiration folklorique, avec une tendance à la dramatisation. La Symphonie n° 15 a été créée le 16 octobre 1972 par le National de Lettonie placé sous la direction d’Eri Klas. Sous-titrée Symphonia ipsa, elle se présente comme une image symbolique de l’individu (le compositeur lui-même) avec sa part de douleur et de résignation face au monde extérieur dont les conflits viennent compliquer la vie sociale. Elle s’ouvre par un Moderato, avec la présence de cordes aigües et un développement dans une atmosphère sombre de désolation traversée de plaintes instrumentales. La notice signale que le compositeur avait la réputation d’être une personnalité « d’un individualisme austère, intransigeante, catégorique, solitaire, avec une conception profonde et intense de la vie », ce qui, sous le régime soviétique, s’est traduit dans son cas par une écriture introspective, comme sous la forme d’un combat intérieur. On ressent cette impression dans le second mouvement, un Molto Allegro agité, animé de soubresauts cuivrés, et un Molto andante des plus statiques, avant un mouvement final où se mêlent des accents douloureux et tragiques. Une musique qui, malgré une orchestration soignée, ne se laisse pas appréhender du premier coup et laisse comme un goût amer après audition : on y perçoit toute la dimension dramatique inscrite en filigrane. 

La Symphonie n° 16 est datée de 1974 ; Vassily Sinaïski en donne la première le 16 septembre, à la tête du même National de Lettonie dont il est devenu peu avant le directeur artistique. Pas de sous-titre ici, mais un musicologue letton a présenté cette partition, et d’autres de cette période, comme « le portrait de l’époque du déclin de Leonid Brejnev ». De là à y voir une allusion, sinon politique, au moins sociale, il n’y a sans doute qu’un pas. Après le lyrisme tragique du premier mouvement, avec des cuivres éperdus, un court et sarcastique Allegro prépare une nouvelle atmosphère, un Andante pesant, entre abattement et méditation, et un Allegro moderato final dont la substance, quoique touchée par la grandeur et le panache, n’incite pas à l’optimisme. Le constat est là : dans ces deux symphonies, Ivanovs est dans une phase de vie que l’on ne peut que qualifier d’accablée par un défaitisme sociétal. On ne sort pas indemne de ces pages aux accents qui peuvent être dérangeants, car ils traduisent un réel désarroi moral. 

L’Orchestre Symphonique de Lettonie est un habitué des partitions de son pays ; il joue ces deux symphonies avec ferveur, mené par Guntis Kuzma (°1983), qui a d’abord occupé un poste de clarinettiste dans cette formation. L’enregistrement a été réalisé en 2021 à Riga.

Son : 8  Notice : 8  Répertoire : 8  Interprétation : 9

Jean Lacroix

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