Un Letton au Canada : œuvres orchestrales de Talivaldis Kenins

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Talivaldis Kenins (1919-2008) : Concerto de chambre n° 1 pour piano, flûte, clarinette et cordes ; Concerto pour piano, cordes et percussion ; Symphonie n° 1. Agnese Eglina, piano ; Tommaso Pratola, flûte ; Martins Circenis, clarinette ; Edgars Saksons, percussion ; Orchestre Symphonique National de Lettonie, direction Guntis Kuzma et Andris Poga. 2020. Livret en anglais. 57.49. Ondine ODE 1350-2.

Compositeur canadien d’origine lettonne, Talivaldis Kenins, né dans la ville côtière de Liepaja d’un père poète néoromantique et politicien, ministre dans l’entre-deux-guerres, et d’une mère journaliste engagée dans l’action sociale, joue du piano à l’âge de cinq ans et compose dès ses huit ans. Destiné à la diplomatie, il est envoyé au Lycée Champollion de Grenoble dont il sort bachelier. Il retourne dans son pays natal et étudie au Conservatoire de Riga. Mais les occupations successives des nazis puis de l’Armée Rouge, qui arrête et déporte son père dès 1940, le décident à s’enfuir et à revenir en France où il se perfectionne notamment avec Tony Aubin et Olivier Messiaen. En 1951, il s’installe définitivement au Canada où il devient professeur dans la section musicale de l’Université de Toronto, fonction qu’il occupera jusqu’en 1984. Il est aussi organiste dans une église luthérienne. Compositeur prolifique, il écrit huit symphonies, des miniatures orchestrales, des concertos, de la musique de chambre, des pièces pour piano et pour orgue, des pièces chorales, trois cantates et un oratorio. Il se définit lui-même comme un romantique contemporain, attiré par une musique intemporelle, qui rend compte de l’angoisse de l’existence et des caprices des destins humains, mais aussi de la nature et de ses émotions personnelles. Trois aspects de sa création, à des époques différentes de son existence, nous sont proposés ici.

L’assez brève Symphonie n° 1 date de 1959, à la fin d’une décennie au cours de laquelle Kenins n’a composé que des cantates, de la musique chorale et des pièces instrumentales, ainsi que de la musique de chambre. La quarantaine venue, il dédie cette partition à l’Indianapolis Sinfonietta et au violoniste letton Viktors Ziedonis (1924-1995), émigré aux Etats-Unis. Le Moderato ma non troppo initial, que l’on considère inspiré par un thème américain dont la source n’a pas été définie, est une page qui se développe dans une atmosphère aux accents pathétiques évoquant quelque peu les harmonies et la tonalité de Chostakovitch, alors que le Largo e sostenuto qui suit prolonge un chant lyrique introduit par le basson. Ce chant se déploie à travers les autres instruments dans un climat angoissant et sombre avant un retour au lyrisme. Kenins éprouve-t-il la nostalgie de la terre natale, traduit-il les questions que son esprit se pose face aux tragédies de la vie ? En tout cas, ce Largo fait penser à une longue plainte que l’Allegro molto final, ouvert par le trombone, vient réchauffer par des phrases intenses, même si elles sont encore marquées par une lamentation qui se dilue peu à peu pour accéder à une conclusion ironique. L’Orchestre Symphonique National de Lettonie est dirigé avec une chaleureuse souplesse par Andris Poga, son directeur musical depuis la saison 2013-14. Premier Prix du Concours International de Direction d’orchestre Svetlanov en 2010, Poga a été l’assistant de Paavo Järvi à l’Orchestre de Paris mais il a aussi travaillé à Boston.
Le Concerto de chambre n° 1 nous emmène une vingtaine d’années plus tard, en 1981 ; c’est une composition typique de l’attrait de Kenins pour les allusions au baroque et au classique dans son style concertant. Il n’hésite pas à souligner dans le Moderato con moto les passages ornés qu’il réserve au piano, dans un contexte de dialogue entre les instruments solistes, la flûte et la clarinette. Le deuxième mouvement évoque Bartok à travers un nostalgique Lento cantabile, laissant les solistes décrire des volutes dans un espace néoromantique, insidieux et tourmenté. Le Vivo e marcato conclusif apporte un peu plus de vivacité à un univers qui ne respire pas l’optimisme, sous la forme d’une toccata enlevée et incisive. 

En 1989, Kenins visite la Lettonie pour la première fois depuis plus de quarante ans. Son pays natal n’est pas encore au bout de ses souffrances car à l’indépendance, déclarée en 1990, vont succéder les événements de janvier 1991 au cours desquels l’envahissement des pays baltes par les troupes soviétiques aboutira à des moments tragiques. Le Concerto pour piano, cordes et percussion, créé en juillet 1990, est antérieur à ces derniers faits et suit de près la déclaration d’indépendance du 4 mai 1990. L’esprit est différent du Concerto de chambre : l’impulsivité et le dynamisme y sont très présents, le piano est sous tension, les cordes se lancent dans des froissements tragiques et les instruments à percussion (blocs de bois, carillons, xylophone, cymbales, vibraphone, tambours divers) créent une relation fracturée avec le clavier. Le superbe Largo quasi una Passacaglia méditatif permet au piano d’entamer un chant lyrique de toute beauté, avec des scintillements percussifs en toile de fond ; l’œuvre s’achève par un vigoureux Final. Pour ces deux concertos, la baguette est confiée à Guntis Kuzma, clarinettiste principal de l’Orchestre Symphonique de Lettonie. Les divers solistes, Tommaso Pratola à la flûte, Martins Circenis à la clarinette, Edgards Saksons à la percussion, membres de cette phalange, sont impeccables dans l’expressivité et l’acuité. La pianiste Agnese Eglina, à laquelle des compositeurs lettons ont dédié des dizaines d’oeuvres, complète une équipe engagée et soucieuse de traduire avec une sobre efficacité la musique de leur compatriote émigré, mais si attaché à sa terre natale.

Ce panorama de la production orchestrale et concertante de Kenins, enregistré à Riga en juin 2020, est illustré en couverture par un paysage du peintre letton Alberts Filka (1891-1938), spécialisé dans les scènes de la vie quotidienne locale et dans les évocations de la nature. S’Il n’est pas tout à fait représentatif du caractère sombre et douloureux de cette musique, il évoque cependant le néoromantisme mesuré que le compositeur revendique. 

Son : 9  Livret : 8  Répertoire : 8  Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

    

      

 

     

 

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