Le bandonéon de William Sabatier et la fougue de Leonardo García Alarcón pour les rythmes d’Astor Piazzolla

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Astor Piazzolla (1921-1992) : Concerto pour bandonéon ; Tangazo – variaciones sobre Buenos Aires ; Double concerto pour bandonéon et piano « Hommage à Liège » ; Oblivion. William Sabatier, bandonéon ; Emilie Aridon-Kociolek, piano ; Orchestre Dijon Bourgogne, direction Leonardo García Alarcón. 2021. Notice en anglais et en français. 53.23. Fuga Libera FUG 790.

Ce n’est pas la première fois que le bandonéoniste français William Sabatier (°1974) et le chef argentin Leonardo García Alarcón collaborent. En 2009, au Festival de musique baroque d’Ambronay, en région Auvergne-Rhône-Alpes, ils avaient proposé un programme Monteverdi-Piazzolla audacieux, avec la Cappella Mediterranea, la soprano Mariana Flores et le ténor Diego Valentin Flores, enregistré ensuite pour le label Ambronay (AMY034). A l’occasion du centième anniversaire de la naissance du maître du tango, en 2021, cette aventure originale qui rapproche deux créateurs distants de plusieurs siècles a été reprise au cours de l’été dernier. Mais la collaboration ne s’est pas arrêtée là : en mai dernier, Sabatier et Alarcón se sont retrouvés à l’Auditorium de Dijon, avec l’orchestre local, pour un programme en hommage à Piazzolla, dans lequel le bandonéon est roi. Cela nous vaut un disque aux rythmes enflammés.

En exergue de la notice, qui consiste en un entretien entre William Sabatier et Jérôme Lejeune, figure une amusante citation d’Astor Piazzolla : Quand tu arrives au paradis, on te donne un accordéon, et quand tu arrives en enfer, on te donne un bandonéon. Avec une telle remarque, il est aisé de faire un lien immédiat avec le Concerto pour bandonéon de 1979 qui figure en tête d’affiche : c’est un festival de musique endiablée de plus de vingt minutes dont le début explosif de l’Allegro marcato se traduit par des rythmes saccadés, à la fois violents et virevoltants. Le bandonéon installe peu à peu sa prédominance, servi avec un art consommé par William Sabatier. Ce dernier a confié à Jérôme Lejeune qu’il est arrivé à un âge où il éprouve le besoin de (s’) exprimer dans des concertos sans vouloir en faire une transcription fidèle « à la manière de ». Il explique dans la foulée que Piazzolla lui-même jouait une version différente à chaque occasion. Sabatier précise encore que les cadences qu’il a écrites pour ce concerto sont très marquées par le bandonéon des années 1960, à une époque où Piazzolla se voulait progressiste. Après l’espace occupé par l’instrument, soutenu avec finesse par les cordes, la reprise des rythmes saccadés clôture cet Allegro introductif en une sorte d’orgie sonore. Le Moderato qui suit se déploie dans un univers où l’on peut se laisser bercer par la mélancolie, le bandonéon étale un chant à la fois languissant et chaleureux dont les accents sont évocateurs de tendresse. C’est pour mieux plonger dans l’affrontement du Presto final où le soliste, irrésistiblement autoritaire face à un orchestre qui se déchaîne, développe une mélodie aux accents nostalgiques qui se prolonge dans un final enthousiasmant.

Le Tangazo - variaciones sobre Buenos Aires de 1970 est une pièce d’une bonne douzaine de minutes, destinée en son temps à une tournée aux Etats-Unis ; elle a été arrangée pour le présent album par William Sabatier. Ce dernier signale qu’elle révèle les faiblesses du travail d’orchestrateur de Piazzolla, ce dont le compositeur était lui-même conscient. Sabatier a eu l’idée de remplacer les solos de certains instruments par le bandonéon et d’éliminer les vents et les percussions. La page débute par une ensorcelante introduction aux cordes, prolongée par le piano et par une orchestration allégée au sein de laquelle le bandonéon évolue en circonvolutions dans un climat d’une grande expressivité, avec des élans nobles et quasi chorégraphiques, dignes de la meilleure essence du tango.

Le Double concerto pour bandonéon et piano « Hommage à Liège » date de 1985. C’était une commande du Festival de guitare de Liège à la tête duquel était alors Guy Lukowski ; la création a eu lieu dans la Cité ardente le 15 mars de cette année-là. Ici, le piano remplace la guitare, dans une partie pour clavier signée avec habileté par Emiliano Greco et jouée par Emilie Aridon-Kociolek qui, au-delà de sa formation classique, a découvert le tango il y a une bonne dizaine d’années. Cette partition aux couleurs des plus variées contient une milonga, rappel de ce genre musical issu de la pampa argentine, qui évoque aussi bien la danse que le lieu où elle est exécutée. Le thème réutilise une musique du film franco-argentin de Fernando Ezequiel Solanas, El exilio de Gardel, hommage indirect à la figure mythique de Carlos Gardel (1890-1935), le plus célèbre chanteur-compositeur de tango de la première moitié du XXe siècle, à travers une action transplantée à Paris, à l’époque de la dictature militaire en Argentine. Tout au long de ce concerto dont la durée dépasse à peine le quart d’heure, l’association piano-bandonéon fonctionne à merveille, les deux solistes faisant preuve d’une liberté expressive dont William Sabatier souligne le côté éphémère, l’essence de la musique populaire n’étant jamais perdue de vue. Le bandonéoniste commente la matière percussive accordée à la main gauche et le fait que le piano a vraiment pris son pouvoir dans cette œuvre, exprimant le fait que grâce cette adaptation d’Emiliano Greco, dans un avenir proche, on va oublier que cela a été écrit pour guitare. Cette très remarquable prestation, qui mêle la virtuosité du bandonéon au jeu ardent d’Emile Aridon-Kociolek, pourrait bien lui donner raison, même si, comme Sabatier le rappelle, l’œuvre contient sa part d’improvisation, ouvrant ainsi la porte à d’autres imprévisibles perspectives.

Ce programme emballant s’achève sur la célèbre pièce de 1984, Oblivion, musique pour le film Enrico IV de Marco Bellocchio, adaptation d’une pièce de Luigi Pirandello, avec Marcello Mastroianni et Claudia Cardinale. Emblématique de l’art sensible de Piazzolla, cette page s’écoute ici comme une signature finale éloquente pour un album très réussi. Sous la direction électrisante d’Alarcón, qui prouve ses affinités profondes avec un univers différent des splendides réussites que sont ses interprétations baroques, l’Orchestre Dijon Bourgogne, magnifié par la prise de son, se révèle à la hauteur de la tâche ardente qui lui est confiée.

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix    

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