Javier Camarena retrouve la « Belle Époque » au Palau de la Mùsica

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Pour un chanteur d’opéra aussi réputé que Javier Camarena, affronter un récital monographique consacré uniquement à un artiste aussi singulier que Tosti, était un pari assez risqué. Connaissant l’engagement émotionnel et la recherche interprétative qu’il accorde habituellement à ses personnages opératiques, on pouvait cependant s’attendre à un résultat plus que satisfaisant. Sous le titre « Sogno », celui d’une des mélodies enregistrées, le ténor mexicain résidant en Espagne vient de consacrer son dernier CD à un compositeur qui a connu autant le succès populaire qu’il n’a été vilipendé par une certaine critique. Car, si pendant plus d’un siècle, la plupart de grands chanteurs ont servi sa musique et exhibé son indiscutable sens de la « vocalità » italienne, on peut néanmoins y constater un penchant marqué pour la sentimentalité. Et une interprétation vulgaire pourrait trop facilement la faire tomber dans un puits gluant d’eau de rose, sucre et miel… Reynaldo Hahn ou même Fauré (qui dédia à Tosti « Le parfum impérissable ») pourraient aussi subir ce sort fatal si l’interprète ne trouve pas la justesse de ton en étirant, d’un côté, la corde de la sentimentalité décadente « fin de siècle » tout en gardant, de l’autre, le sang-froid, le raffinement et l’élégance d’un grand interprète. Le parcours de ce compositeur est singulier : d’origine extrêmement modeste, il naquit à Ortona, dans les Abruzzes (il en recueillera le folklore en suivant la voie des Inzenga ou Pedrell en Espagne, Kodaly et Bartok en Hongrie ou Canteloube en France), étudia à Naples avec ce précurseur du mélodrame italien qui fut Saverio Mercadante, dont le jeune Rossini s’inspira largement, et devint professeur de chant de la princesse Marguerite de Savoie, laquelle, devenue reine, la recommanda à une pléiade de têtes couronnées de Russie, Espagne ou le Royaume Uni (Elisabeth I et Edouard VII) qui visitaient son atelier lyrique londonien pour y former leur voix. Verdi ou Puccini encourageaient aussi à suivre son enseignement du chant. Il devint enfin britannique et fut nommé sir par le roi.

Camarena semblait conscient de l’enjeu et il a montré une discrète, mais assez évidente nervosité dans les mélodies qu’il ne possède pas encore par cœur, comme ce cycle crée en collaboration avec Gabrielle d’Annunzio, les « Quattro Canzone d’Amarante » dans lequel Tosti dévoile un raffinement d’écriture remarquable, où chromatismes et enharmonies parsèment de pépites d’or une série de mélodies envoûtantes qui définissent à merveille ce vague concept musical de « Belle Époque » Nonobstant, notre ténor est capable d’une telle ductilité dans le phrasé et dans la nuance qui ferait pâlir de jalousie la plupart de ses collègues, tout en nous enivrant de plaisir avec son jeu d’irisations de nuances : de la « mezza voce » la plus subtile au forte le plus éclatant, chaque mot, chaque syllabe sont ciselés avec autant de soin que d’imagination dans la couleur. Car il a une remarquable diction dans les trois langues de la soirée. Y compris en français, même si les poèmes du franco-suisse Charles Fuster sont d’un académisme tellement convenu qu’on a du mal à comprendre que Tosti s’en soit inspiré. Parce que, après la poésie tellement raffinée et imaginative de d’Annunzio, Fuster incarne une platitude pesante… Il faut aussi remarquer à quel point Camarena trouve toujours la spontanéité dans son chant : si l’on ne fait pas attention à certains petits détails de sa « cuisine » d’interprète, on sortirait du récital avec la conviction que l’artiste s’est donné à son public avec une générosité sans mesure, le chant paraissant comme une continuité toute naturelle de son être. « Because of you » est une des rares mélodies que Tosti ait écrit en langue anglaise et Camarena s’y sent très à l’aise. Finissant son récital avec plusieurs des mélodies napolitaines, il a rendu hommage à Caruso, Carreras, Pavarotti ou Vargas parmi tous les grands ténors qui l’ont précédé en nous offrant un contre-ut éclatant que le public a adoré, évidemment. Et l’on pourra sans doute ajouter son nom à une pareille lignée. Cependant, on ne peut clore ce commentaire sans souligner le pilier essentiel au succès de la soirée qu’a constitué l’art sonore déployé par le pianiste cubain Ángel Rodríguez : son pianissimo éthéré, sa palette sonore aux ressources inépuisables, son art consommé du phrasé et du rubato, l’imagination des couleurs, la clarté des lignes de force musicales, son jeu de pédale inventif et précis, trouvant des textures mixtes legato/non legato selon les voix ont donné des lettres de noblesse à une musique trop souvent regardée d’en haut. À ce niveau, Tosti cesse d’être un compositeur de salon pour devenir un compositeur. Tout simplement, sans adjectifs !

Xavier Rivera

Palau de la Mùsica Catalana, le 10 janvier 2024

Crédits photographiques : Gemma Escribano

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