Hier, Orchestre National de Lille : rentrée en fanfare

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Ces 24 et 25 septembre (jour de notre présence), l’ONL faisait sa rentrée au Nouveau Siècle. Sans présumer de ce qui conduisit à choisir la Fanfare for the common man d’Aaron Copland pour introduire la saison 2020-2021, on réalise combien cette pièce d’inspiration anti-impérialiste (1942), hommage aux gens ordinaires, entrait en résonance avec le contexte pandémique qui a renforcé les solidarités, la conscience citoyenne, le courage quotidien et a promu de nouveaux héros, altruistes, au sein de la société civile. L’ensemble de cuivres se déployait en tribune sur l’arrière-scène : les trois trompettes à gauche, les quatre cors face au public, les trois trombones et le tuba à droite, tous surplombant la percussion (timbales, grosse caisse, tam-tam). Cette spatialisation ne pouvait que solenniser et impressionner l’écoute. Le bref morceau, aussi édifiant qu’émouvant, s’afficha avec une autorité glabre et tendue, dans un silence recueilli.

Les exigences de distanciation peuvent inciter à une programmation de plein orchestre en petit effectif, ou alors dissocié par familles d’instruments. Ainsi la cérémonie du 60e anniversaire de l’Orchestre Philharmonique de Liège, annoncée pour le 3 octobre, pousse-t-elle l’exercice à aligner des œuvres successivement pour cuivres, pour cordes, pour bois puis pour percussion. Sans verser dans ce compartimentage, ce soir à Lille, on n’entendrait plus les cuivres. Sauf deux cors dans le Concerto pour violoncelle en ut majeur de Haydn qui invitait Edgar Moreau, vedette de la nouvelle génération dont la stature internationale brille comme l’on sait. Précisons que c’est Mozart qui était initialement prévu, sous l’archet de Nemanja Radulović, mais le violoniste serbe était empêché pour des raisons de précaution sanitaire : on espère le retrouver à la mi-octobre en ce même lieu dans un récital avec piano.

Après le concert était organisé un temps d’échange avec les artistes assis en bord de scène, face aux spectateurs qui n’avaient pas quitté leur fauteuil. Alexandre Bloch confia s’être essayé, quand il étudiait au Conservatoire d’Orléans, au mouvement lent du Concerto qu’Edgar Moreau, pour sa part, aborda à différentes périodes de sa carrière déjà riche. Selon lui, une œuvre « digitalement difficile », mais bien écrite et qui s’exprime avec naturel. Couronnée par un finale typique des « concertos techniques » assujettis à l’aguerrissement. Le jeune violoncelliste a confirmé sa maîtrise de la rhétorique classique, par une interprétation sobre qui chercha moins à dominer l’orchestre qu’à établir une harmonie de ton et de respiration. À ce qu’ils nous en dirent, les interprètes trouvèrent un autre équilibre, une autre proposition que la veille. La projection soliste semblait un brin sinusitée dans l’Adagio, tout en restant homogène dans ses couleurs. Pour seule réserve, on se demandait si le diapason de l’orchestre n’y surnageait sur le timbre du violoncelle, mais on conviendra que la vénérable patine de l’instrument (1711, si c’est bien celui qu’Edgar Moreau utilise ordinairement) expliquerait cette perception admissible au compte d’un doute. Le Moderato initial parle une langue héritée du Baroque (l’opus date des années 1760) et déroule un tapis d’idées qui déballait ici toute sa végétation. Dans ce répertoire haydnien, idéal pour travailler la cohérence et la précision mécanique de l’orchestre (et en cela plus révélateur des carences que certaines bruyantes pâtisseries postromantiques), l’art de la pulsation, de l’accentuation et du phrasé distingue les interprétations honorables de celles qui portent un style. On connaît le mot de George Szell, éminente baguette, qui disait qu’avec son Cleveland Orchestra, il commençait à répéter là où les autres s’arrêtent… Certains hérétiques pensent même qu’il est plus ardu de bien diriger une symphonie de Haydn que de Mahler. En l’occurrence, l’accompagnement allait bel amble, offrait une agréable émulsion, lisse mais peut-être routinière et impersonnelle ? Ce qui du moins préservait un unitaire aplomb où Edgar Moreau brodait de confiance, à l’abri de toute objection. Dans l’Allegro final, son entrée sur une note tenue (à la manière de Boccherini) attesta la qualité des nuances partagées entre soliste et orchestre. Lequel manifestait un adéquat entrain, propice aux prouesses du virtuose qu’aucune difficulté n’effaroucha. Voilà une prestation séante, sous une guise gantée-poudrée. Pour un Haydn moins précautionneux, on réécouterait  chez soi les disques d’Anner Bylsma (octobre 1989 avec Tafelmusik, Sony) et Hidemi Suzuki (février 1998 avec La Petite Bande, DHM) pour se souvenir comment le dialogue gagne à s’enhardir.

Sans autre entracte que la reconfiguration du plateau, suivait le Divertimento de Béla Bartók. Le retrait des sièges indiqua que l’on allait jouer debout. La partition ne demande rien de tel (mais ne l’interdit pas !) : il s’agit d’un « parti pris » qui, selon Alexandre Bloch, a renouvelé le rapport aux pupitres, certains s’en trouvant confortés voire stimulés, même si l’éloignement des plus lointains suggéra qu’on les surélève d’une estrade pour garantir la visibilité du chef. Chaque musicien disposait de sa partition, obligeant chacun à se concentrer pour tourner les pages, tel nous fut expliqué (avec un certain humour) lors des paroles de convivialité. Une tentative qui sera peut-être réitérée pour les Métamorphoses de Richard Strauss prévues le 8 octobre prochain. L’effectif (une large trentaine d’exécutants), renforcé en comparaison aux cordes réunies pour le précédent Concerto, était conforme à l’édition Boosey&Hawkes qui en prescrit non moins de vingt-deux. Les quatre contrebasses permettaient même une solide assise que l’on constata dès l’Allegro non troppo. Le maestro en a d’ailleurs comparé la scansion avec le K136 de Mozart. Peut-être les coutures concertino/ripieno, qui s’immiscent dès la dixième mesure et rappellent le genre du concerto grosso, auraient pu mieux se ciseler. Saluons toutefois cette interprétation robuste, fertilisée par les emprunts folkloriques d’Europe centrale, qui rayonnait avec adresse, rebond et plénitude. Et soulignait les contrastes, les hiatus que l’on retrouve dans le Molto Adagio, « tragique et même traumatisant » selon Alexandre Bloch. Rappelons que cet opus date de 1939, avant l’exil américain du compositeur hongrois. Ce climat douloureux, torturé, l’orchestre s’en montra un parfait traducteur, agaçant les plaies, avivant les contractures comme on l’attend. Superbe passage en sourdine à la mesure 56, une des précieuses sollicitudes de cette soirée. Bizarrement, et sans que cela retranche une quelconque éloquence, il apparut que certains trémolos ne nous parvenaient pas, par exemple dans les dernières lueurs de violoncelle. La verve de l’Allegro assai requiert force et vélocité pour que la danse atteigne sa transe. Même les phalanges les moins soupçonnables n’y échappent pas à certains moments de confusion, de raideur ou d’épaississement, alors pourquoi mentionnerait-on ces rares instants où la transparence se relâchait (tutti de la mesure 274, vivacissimo conclusif) ? La liesse était si rondement menée ! Les effets ne manquaient pas leur cible : les trilles térébrants après la mesure 49, l’arsouille chorégraphie qui picore le grazioso, scherzando. Et le pizzicato qui rebondit sur la touche, un procédé associé à Bartók mais qui, comme nous le remémora le chef, s’invente déjà chez Mahler !

Les applaudissements nourris à chaque étape de cette soirée confirmèrent que le public a bien envie de reprendre ses habitudes en salle. Un autre opus pour cordes est prévu dès mercredi prochain au Nouveau Siècle : la Sérénade de Tchaïkovski. Votre magazine Crescendo a l’intention d’en être.

Lille, Nouveau Siècle, 25 septembre 2020

Christophe Steyne

Crédits photographiques : Susanne Diesner

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