John Gade et Yevgeny Sudbin, deux approches subtiles de Scriabine

par https://www.crescendo-magazine.be/how-accurate-ultrasound-dating/

Opium. Alexandre Scriabine (1872-1915) : Sonates n° 3 op. 23, n° 4 op. 30, n° 5 op. 53 et n° 8 opus 66. John Gade, piano. 2023. Notice en français. 53’00’’. Scala Music SMU016. 

Vers la flamme. Alexandre Scriabine (1872-1915) : Vers la flamme op. 72 ; Sonate n° 4 op. 30 ; Préludes op. 11, n° 2 et 11 ; Fantaisie op. 28 ; 12 Études op. 8, n° 3, 4, 7 et 11 ; 5 Préludes op. 16 ; Mazurka op. 25 n° 3 ; Poème op. 32 n° 1 ; Étude op. 42 n° 5 ; Sonate n° 10 op. 70 ; Prélude et Nocturne pour la main gauche op. 9.  Yevgeny Sudbin, piano. 2020/21/24. Notice en anglais, en allemand et en français. 78’ 53’’. SACD BIS-2538. 

Scriabine n’est pas le genre de compositeur que l’on peut considérer comme son pain quotidien, c’est plutôt une liqueur forte avec laquelle vous pouvez vous enivrer périodiquement, un médicament poétique. Cette réflexion, signée par Sviatoslav Richter, qui a laissé des gravures de Scriabine passionnantes, mais aussi parfois déconcertantes, a été choisie par le Cannois John Gade (°1997) pour illustrer la couverture intérieure de son premier disque. Dans la notice, trop peu développée, le jeune Français, qui est aussi violoniste et compositeur, évoque le monde imaginaire de Scriabine, où les couleurs dansent et se mêlent dans un océan de rêves et de cauchemars […] C’est l’opium de la musique, précise-t-il. John Gade, qui a étudié à Paris auprès de Denis Pascal et Frank Braley, à Tel-Aviv avec Emanuel Krasovsky et à la Schola Cantorum avec Igor Lazko, tout en assistant à des masterclasses et en bénéficiant des conseils suivis de Bruno Rigutto, n’a pas choisi la facilité pour son premier album, en sélectionnant quatre sonates du génie solitaire que fut le compositeur russe. Le résultat est en tout cas une franche réussite.

Sous les doigts de John Gade, la Sonate n° 3, composée en 1897, est bien l’œuvre passionnée que l’on attend. Le jeune pianiste y affirme sa solidité rythmique dans le Drammatico initial, confirmée dans un Allegretto, où l’on peut même parler dé témérité dans la mise en place. L’Andante se déploie dans un bucolisme assumé, avec des effleurements intériorisés, avant le Presto con fuoco final, débordant de développements tourmentés bien maîtrisés. Dans la Sonate n° 4 de 1903, écrite dans une période de création fertile, les deux mouvements, qui totalisent à peine plus de sept minutes, révèlent une transparence rêveuse dans l’Andante, alors que le Prestissimo volando contient de bondissants accents jubilatoires.

À partir de la Sonate n° 5 de 1907, Scriabine adopte la formule d’un seul mouvement. Page de défi, d’inventivité et même de théâtralité, l’œuvre trouve en John Gade un interprète pleinement engagé, qui sert aussi bien les aspects exaltés que le lyrisme chatoyant. Une vraie réussite, que confirme la Sonate n° 8 de 1912/13, toujours en un mouvement, avec son début doucement subjuguant, ses cascades de notes et son caractère à la fois tragique, contemplatif et sarcastique. Dans la version de Gade, on peut entendre ce que Manfred Kelkel, dans sa biographie du compositeur (Fayard, 1999) appelle un monde sonore tournant sur lui-même, qui assure cet effet d’extase qui confine à l’obsession.

Avec ce premier album et son titre révélateur, John Gade met en évidence sa personnalité déjà affirmée, qui a intégré les méandres de l’univers scriabinien, si mystérieux et si envoûtant à la fois. On attend avec un vif intérêt ce qu’il aura à nous dire à l’avenir.

Le pianiste russe Yevgeny Sudbin, né à Saint-Pétersbourg en 1980, a étudié dans sa ville natale avant de se perfectionner en Allemagne et au Royaume-Uni, à la Purcell School, puis à la Royal Academy of Music de Londres, où il s’est établi et où il enseigne. Cet habitué du label BIS est à la tête d’une riche discographie qui s’étend de Scarlatti à Rachmaninov, en passant par les grandes figures des deux derniers siècles. Il a déjà prouvé ses affinités avec Scriabine en gravant les Sonates n° 2, 5 et 9, accompagnées d’Études et de Mazurkas (2006), le Concerto pour piano avec la Philharmonie de Bergen sous la baguette d’Andrew Litton (2015), et Prométhée, avec l’Orchestre symphonique de Singapour sous la direction de Lan Shiu (2022). Le nouveau programme, qui regroupe des enregistrements effectués en Allemagne en 2020 (Vers la flamme et Prélude et Nocturne pour la main gauche), et en Suède en 2021 et 2024 pour les autres pages, illustre la créativité du compositeur entre 1894 et 1914 et offre un intéressant panorama de son inspiration.

C’est Vers la flamme (1914) qui ouvre la séquence. Scriabine avait rédigé pour cette courte page (5’ 39’’) un texte reproduit dans l’éclairante notice de huit pages, que signe Yevgeny Sudbin, guide que nous suivrons pour notre recension. Selon l’interprète, cette œuvre, l’une des dernières du compositeur, symbolise une accumulation progressive et constante de chaleur et d’énergie. Sudbin exalte le dynamisme visionnaire qui l’anime et l’impression d’un « océan de feu » anéantissant le monde. Deux sonates sont au programme : la Quatrième (1903), dont Sudbin traduit la force lumineusement extatique et érotisée (le pianiste développe son opinion à ce sujet) et la Dixième (1913), sans doute le sommet de toute la production de Scriabine, dont il souligne l’hommage mystique à la Nature et à l’Éros cosmique (Manfred Kelkel, o.c.) avec une variété de couleurs qui apparaissent, suspendues entre la normalité et la tendance à la folie. Il faut découvrir ce qu’écrit le pianiste de ce dernier aspect lié au délire, notamment sur des « états inhabituels » qu’il a lui-même connus. 

On appréciera la liberté rythmique que Sudbin adopte pour la Fantaisie op. 28 (1900), dont il allège la densité, ainsi que les deux Préludes de l’opus 11 (1896), choisis parmi les vingt-quatre, puis les cinq de l’opus 16, (1894/95), la concision et le contenu allusif en étant exemplaires. D’autres pièces émaillent ce récital éclectique, à commencer par quatre Études sur les douze de l’opus 8 (1894), au sein desquelles la n° 4 se révèle chantante, la n° 7 fiévreuse de désolation, la n° 11, évocatrice d’une plainte, avant la n° 3, avec les combinaisons techniques confuses de son Tempestoso. L’Étude op. 42 n° 5 (1903) apparaît menaçante, haletante (Affanato) dans son côté noir. La Mazurka op. 25 n° 3 (1898/99) est un Lento plein d’émotion, et le Poème op. 32 n° 1 (1903) un Andante cantabile que Sudbin assimile aussi à une expérience érotique délirante et joue avec la volupté qu’il y voit. Le Prélude et Nocturne pour la main gauche (1894) a été écrit au moment où Scriabine souffrait d’une raideur au poignet droit. Ses deux Andante, l’un dépouillé, l’autre plus virtuose, sont considérés par Yevgeny Sudbin comme le Scriabine le plus magique, qui nous comble.

Cette magie est l’impression ressentie tout au long de cet album qui occupera une belle place dans la discographie du compositeur.      

CD Scala Music :

Son : 8    Notice : 5    Répertoire : 10    Interprétation : 8,5

CD BIS (recension sur la base de l’édition SACD)

Son : 9.   Notice :  10.   Répertoire : 10.   Interprétation : 10

Jean Lacroix          

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