Symphonie no 3 de Rachmaninov : une audiophile réédition, une démonstrative parution

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Sergueï Rachmaninov (1873-1943) : Symphonie no 3 en la mineur Op. 44. Symphonie en ré mineur (1891). Le Rocher, Op. 7. Leonard Slatkin, Orchestre symphonique de Saint-Louis. Octobre 1977 à octobre 1980, rééd. 2023. Livret en anglais. 65’21’’. VOX-NX-3028

Sergueï Rachmaninov (1873-1943) : Symphonie no 3 en la mineur Op. 44. Maurice Ravel (1875-1937) : La Valse. Dmitry Liss, Orchestre philharmonique de l’Oural. Septembre 2022. Livret en anglais, français, russe. 52’45’’. FUG 821

Peu avant celles de Lorin Maazel à Berlin (DG) et Vladimir Ashkenazy à Amsterdam (Decca) apparues à l’orée de la technique DDD, quatre intégrales des symphonies de Rachmaninov se gravèrent en cette seconde moitié des années 1970. Un tir groupé, même, pour la symphonie no 3 qu’enregistrèrent à Londres Walter Weller (Decca, mars-octobre 1974) et André Previn (Emi, juin 1976), puis Edo de Waart à Rotterdam (Philips, octobre 1976). Chaque fois dans des prises de son d’apparat. Face à cette salve, la version de Leonard Slatkin fait mieux que tirer son épingle du jeu, tant pour ses qualités interprétatives que phonogéniques, magnifiées par la captation d’Elite Recordings. Optimisé d’après les master tapes, le transfert haute définition tire le meilleur de ces bandes initialement diffusées sous le label Vox.

Avec l’orchestre de Saint-Louis auquel il fut introduit dès 1968 et dont il devint Principal guest conductor en 1976, Leonard Slatkin déploie une direction à la fois nerveuse et expressive qui exploite toute la palette d’humeur de cet opus. Les embrayages de tempo, les revirements d’atmosphère sont particulièrement bien gérés. La pâte est peut-être moins grassement nourrie que dans les vinyles d’Adrian Boult LPO (RCA, juillet 1956) ou Paul Kletzki (Decca, septembre 1968). La phalange du Missouri manifeste toutefois un engagement de chaque instant, et une non moindre virtuosité, que ce soit dans les attaques effilées ou les assauts de brio, dignes de la virilité à la pointe sèche d’Eugene Ormandy (Columbia, novembre 1954). Les plages lyriques sont tout aussi nettement dessinées, sans embonpoint.

Comme dans les microsillons de Weller, De Waart, et Previn (RCA, août 1967), le programme du présent CD s’adjoint la fantaisie Le Rocher écrite en 1893. Le maestro américain y instille un subtil dramatisme, sans perdre une once des sortilèges instrumentaux puisés à l’artisanat de Rimski-Korsakov. Le programme embarque aussi une autre page de jeunesse, avortée : un vestige en ré mineur, rarement abordé dans les intégrales. Leonard Slatkin lui prodigue encore tous ses soins. Les emblématiques Danses symphoniques, L’Île des morts, les deux autres symphonies, mais aussi des œuvres chorales (Les Cloches et les merveilleux chants populaires russes de l’opus 41) sont disponibles dans quatre autres parutions de l’audiophile edition de Naxos : on ne manquera pas ces témoignages qui comptent toujours dans la discographie du compositeur, autant que dans celle du chef alors trentenaire. Magnifiques prémices de l’enviable carrière qu’on lui connaît, et qui à son faîte se pencha encore avec succès sur ce corpus lors de son remake à Detroit, récemment réuni en coffret.

À la fin de sa vie, alors qu’il s’était exilé aux États-Unis depuis la première Guerre mondiale, Rachmaninov était heureux de la popularité que ses œuvres rencontraient sur son sol natal. Créée par Leopold Stokowski en novembre 1936 à Philadelphie, et présentée à Moscou en 1943 par Nikolaï Golovanov, la symphonie no 3 bénéficia d’une faveur ininterrompue dans sa patrie, telle que reflète la discographie : Golovanov (Апрелевский Завод, -Melodiya, 1951), Ievgueni Svetlanov (Melodiya, 1962), Mariss Jansons (Emi, 1992), Mikhaïl Pletnev (DG, juin 1997), Valeri Polyansky (Chandos, 2000)… Dmitry Liss s’inscrit dans la tradition d’un certain romantisme russe, plantureux et émotionnellement décomplexé.

En juillet 2021, il avait proposé une lecture sincère et généreuse de la symphonie no 2, dépareillée par une excursion trop clinquante et velléitaire pour le mouvement final. Il livre ici une vision tout aussi généreuse et contrastée, emportant la thématique dans un paysage buriné et volontiers épique. D’épanchements sinueux (premier mouvement, 2’12) en marches volontaristes (allegro vivace du second, 6’10), l’auditeur est transporté dans un relief qui tient en haleine. Au risque d’un certain prosaïsme ? On n’y admirera guère la cohérence et la finition aristocratique d’un Eugene Ormandy en sa seconde mouture (CBS, décembre 1967), ni la transparence analytique d’un Charles Dutoit (Decca, novembre 1990), tous deux aux commandes de l’emblématique Philadelphia Orchestra. Flattés par une superbe captation, les pupitres d'Ekaterinbourg sonnent assez épais, les couleurs sont saturées, les timbres gorgés. De quoi enfler le pathos, mais les passages cinétiques (début du Final), malgré une diction capable de tranchant, s’alourdissent d’autant. En tout cas, les amateurs de sensations fortes ne bouderont pas cette approche somme toute efficace, à défaut de raffinement. S’y affirme un compositeur non englué dans la nostalgie, mais fier de sa capacité créatrice, affranchi de la dépression suscitée par l’échec de sa première symphonie.

La même recette peut-elle fonctionner pour La Valse ? -qui, sous ses atours faussement triomphateurs, doit ménager une ambivalence, un dosage progressif de la transe. D’emblée, la démarche emphatique laisse craindre le pire. Les comateuses fluctuations de débit, l’éviction des nuances, la propension au tapage : qui succombera à ce grossier arsenal dégainé par la Philharmonie de l’Oural ? Nonobstant le sincère enthousiasme collectif, qu’advient-il des philtres savamment distillés par Ravel ? La noirceur, le fatum, la lancinance morbide que chorégraphient les baguettes les plus ingénieuses sont ici prétexte à un traître spectacle éléphantesque, sans secours d’un second degré. Démonstratif certes, mais combien fallacieux. Dosis sola facit venenum : faute d’une posologie adaptée, l’injection de vains décibels vous flanquerait illico un pachyderme au tapis. Cluytens, Ansermet, Monteux, Munch, Bernstein, Ozawa, Boulez, Haitink, Abbado, Herbig entre autres patentes réussites : le fond de catalogue est déjà suffisamment bien pourvu pour que l’on convienne que l’apothéose décadente de la Vienne impériale mérite sous ses stucs tout autre théâtre qu’une vulgaire ménagerie circassienne.

Christophe Steyne

Naxos = Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 7-9 – Interprétation : 10

Fuga Libera = Son : 9,5 – Livret : 8 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 3 (Ravel) à 8,5

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