Jordi Savall boucle une intégrale des symphonies de Beethoven d’un humanisme souverain

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C’était l’une des intégrale des symphonies de Beethoven prévues dans le cadre du 250e anniversaire. En 2019, donc en avance, il y avait eu les deux premiers concerts : Symphonies Nᵒˢ̊ 1, 2 et 4 le 4 juin, 3 et 5 le 15 octobre. La suite était programmée pour 2020, l’année qui devait célébrer Beethoven, mais... on connaît la suite. Les deux autres concerts eurent finalement lieu en retard, en 2021 : les Symphonies Nᵒˢ̊ 6 et 7 le 5 octobre, 8 et 9 le 15 octobre. À noter que les 5 premières symphonies, jouées en 2019, ont alors fait l’objet d’un enregistrement (qui a enthousiasmé Christophe Steyne). Espérons qu’il en sera de même avec les 4 dernières, jouées en 2021.

En 2019, les programmes annonçaient, aux côtés du Concert des Nations créé par Jordi Savall et Montserrat Figueras en 1989, une « Académie Beethoven 250 », constituée de jeunes instrumentistes professionnels, venus du monde entier, sélectionnés pour l’occasion, et qui constituaient environ un tiers de l’effectif. En 2021, les programmes ne mentionnent plus cette Académie Beethoven 250. Mais plusieurs des musiciens qui en faisaient partie sont toujours là. C’est donc qu’ils ont été intégrés, à part entière, dans le Concert des Nations.

Bien entendu, Jordi Savall ne se serait pas lancé dans cette entreprise sans avoir quelque chose à apporter. Les symphonies de Beethoven sur instruments anciens ne sont plus depuis longtemps une nouveauté. C’est pourquoi le musicien catalan a longuement étudié les documents de l’époque, et tenté de retrouver la sonorité de l’orchestre qu’a connu le compositeur, par le choix des instruments, des effectifs, mais aussi des articulations, des vitesses, toutes choses que Jordi Savall explique dans un long et passionnant texte inséré dans le programme.

L’orchestre dans la Symphonie pastorale est d’une transparence idéale. Bien sûr, les timbres des instruments anciens sont très caractérisés, mais unis dans un même discours, comme un paysage vallonné et harmonieux. Ce paysage n’en est pas moins accidenté par moments, avec des cors qui peuvent aussi être rauques, des attaques d’archet des cordes graves qui peuvent aussi être rocailleuses. C’est agreste (Éveil d’impressions agréables en arrivant à la campagne), certes, bucolique même, souvent (Scène au bord du ruisseau), mais quand il y a lieu de hausser le ton, quand il y a de l’énergie (Joyeuse assemblée de paysans), ça bouillonne ! Et quand l’Orage et la Tempête éclatent, les cuivres hurlent, les baguettes en bois des timbales détonnent... L’apaisant Chant pastoral en est d’autant bienvenu ; les Sentiments que nous éprouvons sont en effet joyeux et reconnaissants, pas seulement après l’orage, mais bien pour avoir entendu une si belle symphonie !

À noter, tout de même, bien que ce ne soit pas l’essentiel, plusieurs imperfections techniques dans les vents, assez surprenants à ce niveau, même s’il est vrai que ces instruments d’époque ne sont pas des plus confortables. Et, pour nous débarrasser des petits couacs, signalons aussi qu’en ce début d’automne, les toux dans le public étaient malheureusement assez fréquentes...

Dans la Septième Symphonie, nous sentons que Jordi Savall privilégie la dimension humaniste et généreuse. La sonorité est ample dans l’introduction Poco sostenuto qui s’enchaîne avec un Vivace dont l’énergie intérieure ne retombe jamais. Comme l’on pouvait s’y attendre, l’Allegretto est pris à un tempo relativement allant ; le lyrisme n’en est pas absent petit autant, mis en valeur par la violence assumée des passages plus percussifs. Rarement Presto aura eu autant de poids et de puissance dramatique ; le choix du compositeur de doubler le Trio, inhabituel et dont certaines interprétations nous donnent l’impression de ne pas bien savoir quoi en faire, paraît ici tout à fait nécessaire. L’Allegro con brio (que Jordi Savall n’a pas enchaîné avec ce Presto, nous privant d’un effet saisissant, sans doute pour laisser souffler ses troupes), même avec des contrastes dynamiques relativement peu accusés, nous offre une vigueur et une hardiesse folles. 

Dix jours plus tard, c’était au tour des deux derniers ouvrages. La courte, claire et toute classique Huitième Symphonie convient tout naturellement aux formations « historiquement informées ». Le Concert des Nations en met superbement en valeur les qualités : sens théâtral dans l’Allegro vivace e con brio, bonne humeur frémissante dans l’Allegretto scherzando, balancement bondissant dans le Tempo di menuetto, et allégresse effrénée dans l’Allegro vivace final. Si tout est léger dans cette interprétation, on ne peut pas dire que la dimension humoristique en soit exacerbée : on ne lorgne jamais du côté du gag ou de l’effet ; la joie est du même ordre que celle qui va suivre.

Apothéose du corpus de Beethoven, la Neuvième Symphonie, dite « Hymne à la Joie », est à tous points de vue opposée à la Huitième : ample, profonde, révolutionnaire, chorale... Douze années les séparent, et c’est bien ce qu’il a fallu à Beethoven pour aboutir à ce monument. Les coupler au concert est une excellente idée, tout au moins quand, comme ici, elles sont proposées dans des états d’esprit finalement assez proches, sans accentuer la frivolité de la première et la gravité de la seconde.

L’Allegro, malgré l’indication ma non troppo, est pris assez rapidement, et le maestoso n’est en effet qu’un poco : rien de pesant, bien au contraire. Certains pourront trouver cela trop insouciant, dans la continuité de la Huitième, peut-être superficiel même. Mais la stabilité du tempo, la densité expressive, nous procurent une intensité davantage allègre que dramatique, certes, mais qui annonce la Joie finale avec une engageante force de conviction. Le Molto vivace remplit à merveille son rôle de nous préparer à l’immense mouvement lent, sans frivolité ni fantaisie, mais avec une sonorité généreuse et lumineuse des plus salutaires. L’Adagio n’est pas vraiment molto, mais l’indication « e cantabile » est incomparablement respectée. Sans perdre sa hauteur de vue, Jordi Savall se permet des fluctuations de vitesses qui, tout en laissant le fleuve s’épanouir, nous permettent, par moments, d’admirer sa beauté. 

Et c’est le Finale, avec le rappel, insensé pour l’époque, des mouvements précédents, pris dans un tempo raisonnablement Presto. Le célébrissime thème est d’une radieuse douceur. Les solistes (le baryton-basse Manuel Walser, le ténor Mingjie Lei, la soprano Sara Gouzy et la mezzo-soprano Laila Salome Fischer, par ordre d’apparition) font exactement ce que l’on attend d’eux, se mettant au service de cette musique sublime, cherchant la cohérence sans tirer aucune couverture à eux. Les 35 chanteurs du Chœur El León de Oro sont espacés les uns des autres, entourant l’orchestre sur trois côtés. L’effet visuel, mais surtout sonore, est saisissant : comme si les voix, pourtant peu nombreuses, étreignaient, embrassaient les instruments. Jordi Savall, tel un Christ de plus de quatre-vingts ans, concentré, serein, attentif, nous offrait là le plus beau des messages. 

À la fin du concert, le dernier de cette intégrale donc, après cet hymne à la fraternité devenu un symbole universel, Jordi Savall a pris la parole. Il n’a rien dit d’exceptionnellement transcendant. Seulement des mots simples, sur Beethoven, notre besoin de musique, son pouvoir de paix... Des mots qui faisaient du bien, et qui permettaient de se quitter plein de l’espoir de vivre d’autres de ces moments indispensables. 

Philharmonie de Paris, 5 et 15 octobre 2021

Pierre Carrive 

Crédits photographiques : David Ignaszewski

 

 

 

 

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