Beethoven au temps de la pandémie avec Jordi Savall
Beethoven Révolution. Symphonies n°6, n°7, n°8, et n°9. Sara Gouzy (soprano), Laila Salome Fischer (mezzo), Mingjie Lei (ténor), Manuel Walser (baryton). Le Concert des Nations, *La Capella Nacional de Catalunya, Jordi Savall (direction). 2021- Textes de présentation en français, anglais, espagnol, catalan, allemand, italien - 3 CD Alia Vox AVSA9946
Lorsqu’on lit sous la plume d’un Jordi Savall à la fois étonné, résigné et ne manquant pas d’humour à quels problèmes le projet d’enregistrement de ce deuxième volet de l’intégrale des symphonies de Beethoven s’est heurté en raison de la pandémie de Covid-19 ayant frappé successivement des membres du chœur, de l’orchestre et le chef lui-même, on se dit que décidément il n’est pas toujours facile pour l’esprit de triompher de la matière, ou pour l’art de la maladie.
Néanmoins, les circonstances négatives évoquées -qui ont contraint le projet à prendre un an de retard sur le planning prévu et provoquèrent, outre le report de l’enregistrement de la Neuvième Symphonie, l’annulation de nombreux concerts, ce qui représenta (pour reprendre les mots de Jordi Savall une « véritable catastrophe artistique et économique » pour les musiciens) n’ont heureusement pas eu d’effet sur le formidable élan avec lequel le chef catalan et ses musiciens restituent ces oeuvres qu’ils abordent avec l’enthousiasme et la fraîcheur de la découverte, comme s’ils les jouaient pour la première fois.
C’est donc avec de grandes attentes que l’on entame l’écoute du deuxième et dernier volet de ce cycle interprété sur instruments anciens (ou copies), à une époque où les tenants de l’interprétation historique n’ont plus rien à prouver.
L’honnêteté contraint à dire que les choses ne commencent pas pour le mieux avec les deux premiers mouvements aimables mais nettement sous-vitaminés de la Pastorale. Heureusement, les choses s’améliorent fortement par la suite, avec notamment un superbe « Orage » où les contrebasses grondent furieusement sur fond de timbales déchaînées au plus fort de la tempête.
Le dernier mouvement est marqué par une belle tendresse, la fin étant amenée avec douceur, sans insister, pour déboucher sur un rayonnant hymne de reconnaissance à la divinité.
Après cette demi-réussite, on passe aux choses sérieuses avec les trois dernières symphonies où transparaît un aspect essentiel de cette approche : Jordi Savall n’est en rien un démiurge ni un chef à la poigne de fer, mais un artiste humble et honnête soucieux de collaborer avec des musiciens-collègues à un ambitieux projet abordé avec le souci d’explorer en profondeur ce qui fait la beauté et l’originalité de cette toujours étonnante musique.
Avec la Septième, on monte clairement d’un cran dans la qualité de l’interprétation, avec un chef qui sait ce qu’il veut mais aussi où il va. On le sent dès les accords secs de l’introduction vive et nerveuse avant une transition parfaitement jugée, habitée mais sans impatience, vers le Vivace. Il y a ici un enthousiasme qui bouscule tout devant lui et fait sentir le côté rugueux et expérimental de la musique, avec des sonorités faites de couleurs primaires où les cors braient, les trompettes crépitent, les cordes graves grondent, alors que les bois jouent avec grâce et naturel. La façon dont Savall réussit à n’en faire jamais trop ne laisse d’impressionner.
Le chef trouve d’emblée le tempo giusto pour l’Allegretto que les cordes, un peu rauques, entament comme une prière pour gagner graduellement en intensité, sans rien de rêveur ou d’éthéré. On admire ici le bel étagement des plans sonores (avec les cordes bien présentes en arrière-plan des vents) et la finesse du travail sur l’articulation du quatuor.
Après un Presto mené de main de maître mais sans agressivité indue, le Finale est brillamment enlevé, Savall veillant à ce qu’il ne dégénère pas en vaine démonstration de virtuosité orchestrale. Il y a du Bruno Walter dans cette façon dont le chef allie un discours naturel et sans affectation à une resplendissante plénitude sonore (ceux qui pensent qu’authentique est synonyme de maigrelet seront très étonnés).
Cette approche donne de magnifiques fruits dans une Huitième qui, contrairement à ce qu’on entend trop souvent, n’a rien d’une petite symphonie qui regarderait vers le 18e siècle et qui reçoit ici le poids et l’intensité que cette oeuvre si souvent mécomprise mérite. Parmi les plus beaux moments ce cette superbe version, on retiendra un premier mouvement littéralement incandescent et qui emporte tout devant lui, ainsi que la spirituelle « ode au métronome » du deuxième mouvement qui parvient à allier une très fine subtilité interprétative à une remarquable densité sonore.
La Neuvième Symphonie -enregistrée à l’automne 2021 après un an d’interruption forcée pour cause de covid- est marquée dans ses trois premiers mouvements par l’adoption de tempi rapides proches de ceux demandés par le compositeur, le Finale étant pris à une allure plus traditionnelle pour franchir la ligne d’arrivée juste au-delà des 61 minutes, soit l’une des Neuvièmes les plus rapides de la discographie. Mais le chronomètre ne dit pas tout.
Le premier mouvement va certes vite, mais cela ne prive aucunement la musique de son mystère. Le chef s’y montre ferme mais sans brutalité, exposant avec calme et patience les beautés et la profondeur de la musique, et ce en dépit d’un tempo encore plus rapide que celui de Norrington en son temps.
Très rapide lui aussi, le Molto vivace donne à entendre un orchestre plein de vivacité avec des cordes toujours sur le qui-vive et offre un mélange de tension et de transparence du tissu orchestral qui fait songer à Toscanini.
L’Adagio ne traîne pas, ce qui n’enlève absolument rien à sa profonde beauté. On n’est pas ici dans la mystique, mais bien dans la musique -et c’est très bien.
Pour le Finale, l’orchestre est rejoint par La Capella Nacional de Catalunya, appellation sous laquelle se cache La Capella Reial de Catalunya -choeur habituel de Savall- augmentée
de jeunes chanteurs recrutés un peu partout en Europe (la même méthode ayant été appliquée pour recruter des instrumentistes supplémentaires pour Le Concert des Nations). Comme dit plus haut, le mouvement est pris dans un tempo plus traditionnel. L’orchestre, le choeur et les quatre excellents jeunes solistes vocaux s’acquittent parfaitement de leur tâche, guidés par un Jordi Savall qui parvient à instiller une vie palpitante et une chaleureuse bienveillance dans cette musique qu’on croyait si bien connaître.
On l’aura compris : ce cycle beethovénien est à connaître absolument et s’impose aux côtés des meilleurs (pour les cinq premières symphonies, on renverra le lecteur à l’article de notre collègue Christophe Steyne).
Son 10- Livret 10- Répertoire 10 - Interprétation 10
Patrice Lieberman