Kirill Gerstein dans la justesse historique

par

Pyotr Ilyich TCHAIKOVSKY
(1840-1893)
Concerto pour piano n°1 en si bémol mineur, Op. 23, version de 1879
Sergei Prokofiev
(1891-1953)
Concerto pour piano n°2 en sol mineur, Op. 16, version de 1923
Kirill Gerstein, piano – Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, James Gaffigan, direction
2015-SACD-65’25-Textes de présentation en anglais, français et allemand-Myrios Classics-MYR016

Très prisé par les pianistes, le Concerto pour piano n°1 de Tchaïkovsky est sans nul doute l’œuvre la plus populaire de son répertoire et peut-être même du répertoire concertant pour piano. Trois versions différentes de cette œuvre existent et démontrent la difficulté d’obtenir un récit historique cohérent. En 1874, Tchaïkovsky présente le manuscrit à son mentor, Nikolaï Rubinstein, qui le rejette catégoriquement. Achevé en février 1875, le concerto est créé par son dédicataire, Hans Von Bülow, à Boston tandis que la création russe se fait à Moscou par un élève de Tchaïkovsky, Sergueï Tanaeïv, sous la baguette de Rubinstein, moins sceptique cette fois. Peu après ces exécutions, le compositeur y apporte quelques modifications, tout en gardant la structure initiale. La version publiée en 1879 sera celle que Tchaïkovsky choisira d’interpréter jusqu’à sa mort. Une version posthume voit le jour en 1894, soit quelques mois après la mort du compositeur, version majoritairement jouée de nos jours. Des modifications majeures y sont apportées, notamment dans les accords initiaux, et nul ne sait si Tchaïkovsky a autorisé ces modifications. C’est le nom d’Alexandre Siloti, un autre élève du compositeur, qui est souvent cité pour cette version posthume, mais beaucoup d’inexactitudes et d’affirmations sans réelles preuves écrites, rendent l’histoire de cette version complexe. Gerstein, et pour la première fois dans l’histoire de l’enregistrement, décide de reprendre la version de 1879. Selon lui, « la substance musicale de cette œuvre se trouve exprimée de manière plus authentique dans la partition originale du compositeur. Nombre de variantes en termes de dynamique, d’articulation et de tempo dans la première version suggèrent une conception plus lyrique, presque schumannienne de ce concerto. » Il intègre également le Concerto pour piano n°2 de Prokofiev, terminé en 1913. Prokofiev admirait l’écriture de Tchaïkovsky et s’en inspira: « Ce matin, j’ai répété le Concerto de Tchaïkovsky au piano ; en même temps, j’écrivais le mien. » Deux versions existent de cette œuvre et c’est la seconde que Gerstein interprète, pour des raisons cette fois historiques. Alors que Prokofiev croit le manuscrit perdu après la révolution de 1918, sa mère quitte la Russie avec une réduction pour deux pianos que Prokofiev reconstruit intégralement en 1923.
Accompagné par la très belle phalange du Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, Kirill Gerstein souhaite se rapprocher des « dernières intentions du compositeur ». Son jeu présente les mêmes qualités évoquées lors de son disque Schumann/Moussorgski : naturel, fluide et intense. En plus de mener le discours admirablement, Gerstein insuffle aux deux œuvres un vent de fraîcheur agréable à entendre. Tant dans le choix des tempi que dans l’agencement des couleurs et des contrastes, le pianiste va au bout de ses idées en amenant avec lui les nombreuses capacités dynamiques de l’orchestre, très à l’écoute et bienveillant sous la baguette de James Gaffigan. Le son est robuste sans être dur, rond et brillant si nécessaire. Une approche ici très personnelle, d’une part par le choix des versions et d’autre part par la grande capacité qu’a le pianiste à dialoguer avec l’orchestre tout en restant « soliste ».
Ayrton Desimpelaere

Son 10 – Livret 10 – Répertoire 10 – Interprétation 9

 

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