Koi Collective au Beeldenstorm d'Anderlecht

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Si je me retrouve ce mardi soir dans le quartier bigarré des abattoirs d’Anderlecht, à déambuler entre les comptoirs du roi du jambon ou du prince de la découpe halal, le long des étals colorés de patates douces, d’ananas et de bananes, à flâner devant les vitrines exposant les monticules de fruits secs et de pâtisseries au miel, si je tends l’oreille dans ces rues de Babel où les langues s’entrecroisent sans ordre, le turc à côté du roumain, l’arabe fricotant avec le lingala -seule ma tête pense en français-, si je secoue la porte du 145 chaussée de Mons ce soir-là, un peu surpris qu’elle soit close 15 minutes avant le concert (je sonne, elle s’ouvre, tout va  bien), si j’entre donc au Beeldenstorm, un de ces havres intérieurs dont Bruxelles a le secret et à l’accueil aussi sympa que soigné, c’est parce je m’étais interrogé tout haut auprès de l’une d’entre ceux-là, avec un banal et modeste « où donc écoute-t-on les œuvres des jeunes compositeurs ? ».

A cette question répond bien sûr Ars Musica (je vous en reparle prochainement), mais aussi cette initiative du Koi Collective, duo piano (Emmy Wills) et saxophone (Maarten Vergauwen), qui demande à cinq (en fait six, mais ce soir, on entend les cinq premiers) compositeurs de leur génération, récemment sortis du conservatoire (de Gand, Bruxelles ou Mons), de leur consacrer une (courte) pièce -chacun puise ainsi chez l’autre, qui une meilleure imprégnation dans la partition, qui une possibilité d’expérimenter et d’amender son écriture.

Premier à se poser sur scène pour parler de sa pièce Ur, Philippe Lamouris -qui est là ce soir parce qu’à 12 ans il se trompe de classe à l’Académie de musique de Budapest, joue un air de piano à la vieille professeure qui s’y trouve et lui dit, avec le sérieux qui marque les petits garçons "toi tu seras compositeur"-, explique… qu’il n’aime pas expliquer (en tout cas avant qu’on entende la musique, mais au fond, après, pas beaucoup non plus). Alors, on écoute et ce qu’on entend est la force retenue du saxophone ténor et l’étrange beauté du piano, immergées dans des sons électroniques choisis pour leur rapport avec l’origine des choses, du monde (Ur, donc).

Avec son attractif Refractions (en deux parties), Emile Daems approfondit les façons de faire sonner cette association d’instruments : le rythme est d’abord rapide, haché, avant de se délayer ; changement de direction ou d’apparence, désintégration des choses dans le temps -la vie, quoi., mais saisie avec fraîcheur et sincérité.

Sarah Triquet propose une pièce (Rêves flous) chimérique, éthérée et adroitement adossée aux Opus III et IV du pionnier du cinéma absolu, l’allemand Walter Ruttman, qui pousse sur l’écran des formes abstraites, aux lumières contrastées, images énigmatiques auxquelles la partition de Triquet répond par une atmosphère rêveuse, en partie apportée par l’électronique -dont l’accord avec les instruments acoustiques me convainc mieux dans sa deuxième partie.

Lui n’hésite pas à parler de sa pièce avant son interprétation : (… fend …), dit Ward De Jonghe, par sa lenteur qui peut sembler excessive mais se révèle pleine d’âme, répond à cette idée du temps suspendu, du temps effacé, du temps qui n’existe plus, de la réalité qui s’échappe -dont on s‘échappe. Et, oui, ces changements harmoniques étales sur lesquels les piano et saxophones se meuvent tels des serpents bienveillants et taciturnes, élongés et (en apparence seulement) cois, sont fournis, pleins sans ostentation, comme des entrelacs discrets de pastels sonores -pour peu, on pense à Morton Feldman, ce que des ruptures astucieuses contredisent, qui propulsent, avec délicatesse, de nouveaux développements d’idées préalablement exposées. Sensible et intelligent.

Composer, c’est chercher à se connaître et à s’exprimer, et aussi se donner le plaisir d’expérimenter le résultat lorsque la pièce est jouée -raison de plus pour appuyer l’initiative du Koi Collective-, résultat qui dépasse parfois ce qu’on a en tête en écrivant : Appoline Jesupret clôt le cycle de ce soir avec Prélude à l’Abandon, œuvre pour piano, violoncelle et violon, créée l’an passé à Clermont-Ferrand par l’ensemble Tree (3), ici transposée pour piano et saxophone et qui donne aux instrumentistes un prétexte pour marcher main dans la main au long d’une pièce mature, tant par la richesse et l’équilibre des thèmes abordés que par cette façon de s’inscrire dans la modernité tout en accusant réception de l’histoire.

Bruxelles, Beeldenstorm, le 24 novembre 2021

Bernard Vincken

Crédits photographiques :  Koi Collective : 2 interprètes et 6 compositeurs

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