La belle histoire d’une tragique histoire : A l’extrême bord du monde d'Harold Noben

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En situation de crise aiguë, on parle souvent de « dégâts collatéraux », mais je me réjouis cette fois de pouvoir parler de « bienfaits collatéraux » ! Culturellement, la pandémie a eu des effets dévastateurs, immédiats et à long terme, sur lesquels il est inutile de revenir. Mais la disette qu’elle a suscitée a provoqué chez les créateurs et leurs spectateurs une soif, un désir, un besoin, une urgence de se faire entendre pour les uns, d’aller les entendre pour les autres. 

Voilà pourquoi, en tenant compte de la réalité et des contraintes de tous types qu’elle engendre, ont jailli çà et là de superbes propositions, inattendues. Ainsi à La Monnaie, après le Is this the End ? de Jean-Luc Fafchamps et Ingrid von Wantoch Rekowski, A l’extrême bord du monde d’Harold Noben et Jacques De Decker. 

Une belle histoire pour une tragique histoire.

La belle histoire (détaillée par Clara Inglese sur notre site, le 2 octobre), c’est celle de belles rencontres à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth, à l’occasion d’une résidence pour jeunes compositeurs : Harold Noben et Benoît Mernier, son mentor, le regretté Jacques De Decker, qui reprend et affûte un livret, Lila Hajosi, une mezzo, Valentin Thill, un ténor, et le quatuor à clavier Aurora. Et ce qui ne devait être qu’un projet de résidence s’est imposé comme une production à part entière.

La tragique histoire, c’est celle sur laquelle se focalise le livret : les dernières heures de l’écrivain Stefan Zweig et de Lotte, sa seconde épouse. En exil à Pétropolis, au Brésil, désespérés par l’ouragan nazi qui dévaste le monde, ils se suicident. L’opéra de chambre nous invite à partager leurs derniers moments.

Pour Zweig, comment continuer à vivre dans un pareil univers aux antipodes de ses idéaux, de ses luttes, de ses prises de position, d’autant plus que sa merveilleuse langue allemande est celle des bourreaux. Pour Lotte, comment continuer à vivre après lui. Ils forment un couple, et pourtant quelle solitude chez elle comme chez lui en ces instants ultimes. On l’aura compris, le livret est remarquable de concision, de densité et d’expressivité. 

Musicalement, la partition d’Harold Noben, en toute fluidité, installe le couple -et les spectateurs- dans une atmosphère d’inéluctabilité élégiaque. Le quatuor à clavier, dans ses nuances retenues, dans les prolongements et les échos des notes du piano, convient à merveille pour l’intimité douloureuse du couple, et pour celle qui nous unit à eux. Nous n’étions que deux cents spectateurs dans la grande salle de La Monnaie, « socialement distanciés » mais soudain réunis, si proches de ces deux-là, en communion, en « confusion des sentiments », pour reprendre le titre d’une nouvelle de Stefan Zweig.

Mien Bogaert a « tropicalisé » l’avant-scène de la grande salle de La Monnaie, y multipliant les pots de fleurs grasses, y suspendant la cage d’un perroquet. Des télévisions « vintage » donnent à entrevoir des images de guerre, du Brésil, ou celles, brouillées, d’un temps d’apocalypse. Johanna Rebolledo, en domestique attentive et discrète aux pas légers, est une dernière trace d’une vie normale, qui va disparaître à jamais.

Lila Hajosi et Valentin Thill ont, comme aurait pu l’écrire Verlaine, les inflexions des voix chères qui vont se taire : la fin est proche, leur chant l’annonce. Leur jeu scénique, retenu et habité, les mène à l’obscurité définitive.

A l’extrême bord du monde : un petit opéra de chambre aux temps incertains de la pandémie, des moments lyriques bienvenus, chaleureusement applaudis… même par le perroquet.

Bruxelles, Théâtre royal de La Monnaie, dimanche 4 octobre 2020

Stéphane Gilbart

Crédits photographiques : Mégane.F - Photography

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