« À l’extrême bord du monde », Rencontre avec Harold Noben et Benoît Mernier

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À l’extrême bord du monde, un opéra de chambre composé par Harold Noben dans le cadre d’un projet ENOA en collaboration avec la Chapelle musicale Reine Elisabeth, sous la guidance de Benoît Mernier. Compte-rendu d’une rencontre, à la terrasse du Belga à Flagey par un matin d’automne naissant, avec deux compositeurs à la croisée de leurs chemins.

C’est en 2018 que le pianiste et compositeur Harold Noben pose sa candidature pour participer à un nouveau projet pédagogique de la Chapelle musicale Reine Elisabeth autour de la création. Celle-ci souhaitait en effet organiser, en partenariat avec ENOA, des résidences pour jeunes compositeurs. L’idée originelle de Bernard de Launoit était de proposer un travail avec les chanteurs et instrumentistes de la Chapelle, sous forme d’un laboratoire en temps réel, guidé par un mentor spécialisé dans l’écriture pour la voix : Benoît Mernier. Ce qui devait être au départ un projet modeste avec la simple restitution d’un travail d’écriture à la clé, a finalement pris la forme aboutie d’une production d’opéra de chambre, pour mezzo-soprano, ténor et quatuor à clavier. Le public est attendu pour la découvrir le 4 octobre à 15h à au Théâtre Royal de La Monnaie, dans une mise en scène de Mien Bogaert. 

Harold Noben entre dans le monde de la composition en 2005, en commençant par écrire des pièces variées, entre classique, musique du monde et jazz, pour le trio Cardamome. En 2012, il compose une première pièce pour l’ensemble Ô-Celli ; s’en suivent des collaborations notamment avec l’Orchestre de Chambre de Liège et l’ensemble Sturm und Klang. L’expérience de l’opéra est donc une première pour le compositeur, avec les défis spécifiques que représente le traitement des voix et du texte, en lien avec un contexte littéraire qui suscite chez lui un intérêt certain et qui correspond particulièrement bien à la forme du projet. La trame repose sur l’échange de lettres entre Stefan Zweig et Lotte, sa jeune épouse qui, après avoir fui l’Autriche, finirent par s’exiler au Brésil avant de mettre fin à leurs jours, ensemble. Il s’agit donc d’un contexte épistolaire existant qui, grâce à une longue documentation du compositeur, donnera lieu à une matière idéale pour la conception d’un livret. Celui-ci tend à révéler les deux personnages à la psychologie complexe, et dont la dimension opératique, renforcée par la réalité prenante des rapports qu’ils entretiennent, résonne singulièrement avec une possible dramaturgie.

Le sujet s’impose par lui-même, et l’équipe fait alors appel à Jacques De Decker pour tailler, filtrer, affiner, donner vie et forme au travail de recomposition littéraire d’Harold Noben en un livret propice à être mis en voix, grâce à une densité dramatique et textuelle adaptée au travail des interprètes. Pour que le projet puisse fonctionner, ce n’est plus uniquement le compositeur qui décide. Il y a plein de conditions et de nécessités pour la naissance d’un opéra, dira Harold Noben. Benoît Mernier d’enchaîner : Harold rebondit sur ces questions. C’est une des belles leçons de cette aventure. Les œuvres qui aboutissent, c’est dans cette ouverture de ce que les autres peuvent apporter. Et il faut ici reconnaître le rôle indispensable du librettiste pour faire émerger, à partir de la matière, la création d’un texte à chanter et à jouer. C’est avec une extraordinaire rapidité et vivacité d’esprit que Jacques De Decker, décédé peu après, a encore œuvré, permettant au compositeur une liberté musicale où chaque phrase prend dès lors tout son sens.

À cela s’ajoute la confiance du Théâtre Royal de La Monnaie qui, prenant artistiquement part au projet, ajoute une pierre à l’édifice en proposant un metteur en scène. Dans le contexte de la crise Covid-19, cette co-production entre La Chapelle Musicale Reine Elisabeth et La Monnaie est un bel exemple de synergie grâce à laquelle advient la création. Les étapes de ce projet artistique fort se sont nourries d’elles-mêmes pour aboutir à l’écriture d’une vraie œuvre, témoigne Benoît Mernier. L’attitude d’Harold Noben par rapport à l’écriture vocale est efficace pour la forme de l’opéra. Ce qui me frappe dans son style, c’est le grand naturel, l’impression d’une grande fluidité. Le style d’un compositeur représente beaucoup de choses et surtout, cela vient de différentes sources. On parle des influences, mais il y a aussi les contacts. Pourquoi le style évolue-t-il ? Parce qu’il y a sans cesse des apports extérieurs. La musique d’Harold est une musique originale dans le sens où l’on entre en contact avec un langage personnel. C’est un langage qui se nourrit en permanence dans un état de disponibilité. Il ne part pas de l’abstraction formelle, d’un postulat qui serait de dire « je dois avoir mon style », ce qui s’apparente peut-être à une certaine forme de fantasme de modernité. Harold s’est enrichi et continue de s’enrichir de différentes musiques, et pas seulement de la musique classique. Nous ne sommes pas du côté du polystyle mais de celui des sources multiples. C’est un peu comme imaginer un fleuve qui serait tout d’un coup afflué par des rivières aux couleurs différentes. Quand on regarde le fleuve, on y distingue tout autant son homogénéité que les couleurs des affluents.

Harold Noben, visiblement touché par ces mots, explique que quand l’envie vient d’exprimer une idée, c’est l’idée qui va me diriger. Je souhaite rester juste par rapport à ce que je veux dire, ce qui ne m’empêche pas d’utiliser les outils et de les formaliser à cette fin. Mais c’est avant tout l’idée qui conduit la création. J’envisage mon travail dans un processus d’écriture variable, tout en essayant un maximum d’ouvrir le champs.

La grande force d’Harold, continue Benoît Mernier, c’est qu’il n’est pas dans l’autocensure, mais plutôt dans une liberté, conduite également par la question du goût. Harold a un goût précis qui dirige l’organisation, la formalisation, le filtrage et la construction de ses idées.

À l’extrême bord du monde est un opéra accompagné par un quatuor à clavier (Aurora Piano Quartet). Pour Harold Noben, la forme complète, que proposent tout autant le quatuor que le piano, offre une dimension à l’écriture qui peut dès lors jouer sur les couleurs orchestrales, tout en préservant l’atmosphère propre à la musique de chambre. Du côté des chanteurs, le choix d’un ténor (Valentin Thill) et d’une mezzo-soprano (Lila Hajosi) a été effectué en regard de la psychologie des personnages. Les nombreux essais ont donné une première matière pour appréhender le texte au travers de la vocalité, des mélismes, des intervalles, des tournures vocales, ajoute Benoît Mernier dont le rôle semble avoir été déterminant non seulement au cœur de cette création, mais aussi pour sa propre expérience de compositeur. Cela permet de profiter d’une expérience pratique, d’un long processus de fabrication avec des échos directs, et un aboutissement. Grâce à cette matière, il s’agit davantage d’une pédagogie instrumentale et vocale que d’une pédagogie directe. Cela m’a permis d’entrer dans une réflexion identique à celle mobilisée lors des créations de mes deux opéras à La Monnaie, mais sans la pression, les craintes et les doutes que l’on peut ressentir quand on est soi-même le créateur (rires). Ce qui est formidable, c’est qu’on voit ici la volonté, l’intérêt de la part des musiciens d’apprendre et de recevoir, et la confiance qu’ils mettent dans cette aventure avec la sensation de se dire « c’est un projet qui me traverse et va m’emmener quelque part, je ne sais pas où, mais je fais confiance ».

Alors que les premières répétitions ont déjà eu lieu, Harold Noben revient sur ses impressions : Grâce au travail de mise en scène de Mien Bogaert, l’opéra a pris de l’épaisseur. Les manoeuvres sont simples et pertinentes. Elles donnent une dimension au spectacle qui renvoie des idées fortes en corrélation avec l’histoire, tout en restant accessibles au public de manière directe et efficace. L’idée fantasmée de Stefan et Lotte Zweig, cette idée du grand couple mythique qui meurt ensemble, vient d’abord se heurter à la réalité de l’exil et du confinement. Ne cesserons-nous de percevoir des échos avec l’actualité.

Entretien réalisé par Clara Inglese

Crédits photographiques : Harold Noben / DR

 

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