La Dame de Pique au Liceu. La résurrection d'un grand classique ou la troika des obsessions...

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Gustav Mahler, qui assista à la création à Sant Petersbourg de l'ouvrage en 1890 et fut le premier à le diriger à Vienne en 1902, parlait du génie de Tchaïkovsky, le disant capable de conjuguer le lyrisme du bel canto italien avec le « pathos » et les obsessions typiques de l'âme (ou de la littérature...) slaves. L'ouvrage trace des contours diffus entre les jeux du hasard, le jeu des acteurs et la virtuosité du chant. Basé sur l'ouvrage homonyme de Pouchkine, la commande venait de l'intendant des Théâtres Impériaux, Ivan Vsévolozhskye, pour lequel Tchaïkovsky écrira aussi les ballets Casse-Noisette et La Belle au Bois Dormant. Il signera également la mise en scène lors de la création à Saint Petersbourg, alors que Modeste, le frère du compositeur, en signa le livret. L'oeuvre n'est pas éloignée de l'expressionnisme et on pourrait la rapprocher de la Salome de Richard Strauss.

À Barcelone, la production présentée en ce moment fut créée en 1992, l'année des Jeux Olympiques dans cette ville et elle a été reprise pour la troisième fois maintenant. Trente ans après, elle n'a pas pris une ride, tant par l'évocation suggestive de l'époque de Catherine la Grande et ses somptueux décors, que par le magnifique traitement du drame exacerbé de la pièce. Gilbert Deflo, faisant honneur à ses mentors Giorgio Strehler et Maurice Béjart, ne voit aucun inconvénient à ressusciter les ambiances historiques conçues par les librettistes des opéras. Il n'est pas de ces metteurs en scène qui ont un besoin impérieux d’actualiser à tout prix les histoires que l’opéra raconte, craignant que l'uchronie ou la reconstitution d'une époque passée ne soit perçue par le public comme ringarde ou désuète... Le rôle du critique n'est pas celui de mettre des rambardes ou des limites à la créativité -souvent foisonnante- des metteurs en scène, mais bien celui de revendiquer le respect du public auquel ils s'adressent. Ce qui, de nos jours, n'est pas toujours acquis et nous oblige parfois à subir des élucubrations tellement malencontreuses ou absurdes qu’elles pourraient, à terme, balayer ou réduire drastiquement le public d'opéra. Ce n'est absolument pas le cas de notre compatriote Deflo, dont la vision de ce grand spectacle, conçu comme un Grand Opéra à la française, nous mène tout droit à la « catharsis » tant appréciée des grecs anciens. La commande à Tchaïkovsky impliquait donc l'utilisation du ballet traditionnel, dont Marius  Petipa signa la création. Ici c'est Nadejda Loujine qui intègre efficacement la danse dans la scène de la « pastorale » baroque offerte à ses convives par la vieille Comtesse. William Orlandi  en signe les magnifiques costumes. D'après Deflo, l'opéra est foncièrement pessimiste : l'air final de Hermann, un pauvre bougre aux prétentions arrivistes entouré d'aristocrates, aboutit au nihilisme. Conscient ou inconscient, le rapport avec le compositeur lui-même est évident : les conventions sociales l'obligèrent à cacher dans la souffrance sa véritable condition sexuelle. Et une analogie avec l'étrange rapport qu'il entretenait avec son mécène, Mme von Meck semble aussi jaillir dans certains aspects du personnage de la Comtesse. Mais c'est le dilemme entre amour et richesse, le paradoxe de l'ambition et de l'avarice entremêlés au désir qui constituent le moteur dramatique et qui mèneront les protagonistes à la folie et la mort. Leur tragédie trouve son obscure racine dans une obsession pour la troika magique des « Trois Cartes » : celui qui en découvrira le secret, se condamnera.

Même si le travail de Deflo est absolument remarquable, il faut chercher du côté musical les véritables protagonistes du succès de la soirée : Dmitri Jurowsky, bien connu en Belgique par son activité à l'Opéra des Flandres, a dirigé d'un geste aussi sobre qu’élégant et redoutablement efficace. Il a su traduire le raffinement de l'orchestrateur Tchaïkovsky tout en nous prodiguant des frissons récurrents par la subtilité des nuances : la reprise par l'orchestre du motif de l'air de Poline, la confusion spirituelle provoquée par l'orage, l'obsession latente du hasard, traduite par un ostinato des cordes au pianissimo saisissant pendant le duo d'amour Lisa/Hermann ou l'évocation tragique du choeur final furent autant de moments saillants où l'on ne peut que bénir le talent du chef et de ses musiciens. J'ai la sensation que l'orchestre de Liceu dépasse son niveau d'excellence à chaque nouvelle production : les bois sont magnifiques, les cordes subtiles, la percussion intègre le drame avec un à propos troublant. Et les deux solos de violoncelle de Guillaume Terrail s'inscrivent dans cette voie royale où musique et drame s'enrichissent mutuellement.

Yusif Evyazov, qui chante Hermann, ne possède pas un instrument dont la vocalité soit solaire ou particulièrement séduisante, à l'instar des chanteurs de tradition italienne. Son langage corporel aussi semble quelque peu gauche. Mais si sa voix montre quelques aspérités, il sait les mettre au service de la tragédie de son personnage avec une telle science qu'on aurait du mal à imaginer un autre chanteur incarnant aussi bien son rôle. Rôle écrasant s'il en est, car il est présent pratiquement sans arrêt dans les sept tableaux de l'opéra. Et on ne s'en lasse jamais car il nous livre son art avec une sincérité poignante, empreinte de vérité et d'engagement émotionnel. Lianna Haroutounian, la Lisa de ce soir, possède un instrument brillant et de toute grande beauté, mais elle réussit très habilement à nous montrer la fragilité humaine de son rôle, tourmenté entre la loyauté au Prince auquel elle s'est promise et les doutes qui la corrodent face à la véritable nature de l'amour qui lui porte un Hermann, un homme qu'elle a du mal à cerner, à raison... Haroutounian chantera prochainement à La Monnaie dans Suor Angelica et Il Tabarro. Les rôles de Polina et Milovzor ont été confiés à la jeune Lena Belkina, absolument fulgurante. Si, dans le duo initial avec Lisa, sa partenaire lui donne la réplique avec quelques hésitations de justesse, dès le fabuleux air « Da Vspomniela » accompagné au piano, elle se montre d'une élégance suprême, le tout couronné d'une voix purement splendide. Et sa composition du berger Milovzor est si réussie qu'on a vraiment du mal à reconnaître que c'est la même cantatrice, tellement elle le joue dans un registre diamétralement opposé. Le Prince Yeletski est incarné par Rodion Pogossov, parfait scéniquement et radieux dans le célèbre air « Ia vass lioubliou ». Łukasz Goliński, joue le Comte Tomski et Zlatogor avec une voix saine, sonore et expressive. La magnifique Elena Zaremba incarne la vieille Comtesse avec un instrument toujours frais et impressionnant, mais c'est sa composition scénique qui est parfaitement frissonnante. Dans sa dernière scène, le souvenir proustien de ses présentations à la Cour avec l'air de Grétry (chanté à l'octave grave!) est bien plus qu'une performance magnifique d'une artiste qui a donné à l'opéra tant de moments  sublimes : cela restera l'un des moments inoubliables de cette soirée. Le reste de la distribution est parfois excellent, parfois un peu décevant, mais sans véritable impact négatif sur l'excellence du spectacle. Le choeur chante masqué, ce qui tamise légèrement l'éclat des voix, mais c'est un compromis très acceptable face aux aléas de la pandémie. En ce moment, le Liceu accueille 100% de sa jauge de spectateurs.

Xavier Rivera

Barcelone, Liceu, le 7 février 2022

Crédits photographiques : A.Bofill

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