La finta amante de Paisiello : une première gravure mondiale marquée par la fraîcheur
Giovanni Paisiello (1740-1816) : La finta amante, opéra bouffe en deux actes. Elena Tsvetkova (Camilletta), Daniele De Prosperi (Gelino), Antoine Bernheim (Don Girone) ; Estrin Orchestra, direction et clavecin Stefano Parisse. 2019. Notice et synopsis en anglais. 111’ 15’’. Un album de deux CD Naxos 8.660563-64.
Originaire de Roccaforzata près de Tarente, dans la région des Pouilles, le prolifique Giovanni Paisiello (près de 90 opéras) se fait d’abord connaître à Bologne, puis à Naples, où il écrit quarante œuvres lyriques en dix ans. Sa réputation va croissant et, en 1776, on le retrouve à Saint-Pétersbourg, à la cour de Catherine II. Il y créera en 1782 son Barbier de Séville, qui tiendra la dragée haute en Italie jusqu’à celui de Rossini trente-cinq ans plus tard. C’est au cours de cette période russe de huit ans qu’il compose un délicieux opéra bouffe, destiné à égayer en 1780 une rencontre entre l’impératrice et Joseph II, empereur d’Autriche, à Mogilev, cité aujourd’hui en Biélorussie, au bord du Dniepr. Comme le raconte la notice de Stefano Parisse, initiateur du présent projet qu’il a concrétisé, la souveraine est accompagnée solennellement par toute sa cour, mais aussi par un orchestre, trois chanteurs, des metteurs en scène et des costumiers du Théâtre Impérial.
C’est tout naturellement que Catherine II demande à Paisiello, qui est à son service, de composer pour la circonstance une œuvre de divertissement. Ce sera La finta amante, que le compositeur dirige du clavecin, soulevant l’enthousiasme de l’impératrice qui le complimentera abondamment. L’œuvre est reprise avec succès à la cour, puis sur des scènes européennes, avant de disparaître au début du XIXe siècle, sans avoir été publiée, pour faire place aux nouveaux goûts du jour, comme ceux que le public éprouve pour Rossini, dont Le Barbier de Séville est créé à Rome en février 1816, quatre mois avant le décès de Paisiello. Le manuscrit, qui se trouvait dans les archives du Mariinski, a fait l’objet d’une restauration en 2009, puis d’une édition critique du musicologue Domenico Carboni. L’opéra est alors joué au 39e Festival baroque de Viterbo, cité du Latium aux multiples vestiges antiques.
Le Romain Stefano Parisse raconte qu’il a été, lors de cette résurrection, choisi comme chef assistant, répétiteur et claveciniste. Le succès fut tel, précise-t-il, que j’ai eu l’envie de ramener l’opéra en Russie et de contribuer à sa redécouverte. Ce rêve s’est réalisé en septembre 2017, dans la Salle Glinka de Saint-Pétersbourg, avec la complicité de la Philharmonie locale, Parisse étant à la direction et au clavecin. L’enregistrement a suivi, dans les locaux de la radio locale, dans la première quinzaine du mois d’avril 2019. Il nous parvient aujourd’hui, en première mondiale, dans une interprétation pleine de fraîcheur, avec un orchestre inventif, et les trois chanteurs qui ont participé à cette renaissance en Russie.
Le livret est d’une main inconnue, même si des spécialistes penchent pour celle d’Abate Giovanni Batista Casti (1724-1803), qui écrira les textes de trois autres opéras de Paisiello, mais aussi pour Salieri ; le fait que cet auteur soit dans les grâces des deux souverains, russe et autrichien, peut accréditer cette attribution. L’intrigue est mince et assez conventionnelle, avec une fin heureuse prévisible. Camilletta, qui est dentellière, est la fiancée de Gelino, serviteur du riche et plus âgé Don Girone. Ce dernier est attiré par la jeune femme, qui ne dédaigne pas un léger flirt avec lui. Pour l’écarter, Gelino fait croire à Don Girone que Camilletta a un frère protecteur qui la surveille. On devine les quiproquos et les chassés-croisés qui interviennent, Gelino allant jusqu’à se faire passer pour le frère en question. Camilletta et Gelino finiront par révéler qu’ils se sont mariés et qu’ils sont pauvres. Ému, Don Girone leur offre du travail dans sa maison.
Sur cette trame légère, Paisiello a composé une partition pétillante, pleine de charme et de finesse, avec arias, cavatines, récitatifs, duos et trios qui sont menés allègrement, le clavecin venant régulièrement soutenir avec souplesse les interventions des chanteurs. Ces derniers sont les mêmes que lors de la séance de septembre 2017 à la Salle Glinka. La soprano russe Elena Tsvetkova, qui a été auparavant à l’affiche du Mariinsky et s’est déjà produite dans Puccini, Bizet (Carmen), Johann Strauss fils ou Tchaïkovski, est une charmante et rusée Camilletta, aux aigus faciles ; elle est tout à fait convaincante dans ce rôle qui lui permet aussi d’exprimer de l’émotion (aria Ferma, tiranno e barbaro de l’Acte II). Son prétendant, c’est le ténor italien Daniele De Prosperi, habitué du bel canto ; il campe un Gelino, rusé lui aussi, et déterminé à entraver les velléités amoureuses de Don Girone, campé par le baryton-basse suisse Antoine Bernheim. Ce dernier est aussi à l’aise ici que dans Mozart, Verdi ou Puccini. On sent dans ce trio vocal le fruit d’un travail commun : les duos sont sensibles (Camilletta cara cara, Acte I, scène 2) et complices.
Pour cet enregistrement en première mondiale, l’Estrin Orchestra, formé par des musiciens de la Philharmonie de Saint-Pétersbourg, met beaucoup de conviction à rendre vivace cette partition à laquelle Stefano Parisse apporte, à la direction ou au clavecin, toute la fraîcheur qu’elle réclame. Le résultat est à la hauteur du projet que ce passionné a mené : un charmant petit bibelot musical.
Son : 8,5 Notice : 10 Répertoire : 8 Interprétation : 9
Jean Lacroix