Les ombres poignantes d’Iannotta, de Chostakovitch et de Schubert
« Trois œuvres, sur trois siècles, pour dire le souci de soi, la quête incessante de nouveaux langages, la crise et le renouveau, l’errance constitutive de nos vies et le paysage où chaque point, pareillement éloigné du centre, se révèle à un voyageur qui y circule sans y avancer. » Le programme de salle annonce la couleur.
Mais plus encore que ces mots, c’est la musique de Clara Iannotta qui nous plonge, et nous happe, dans cet état d’esprit dont nous ne finirons, à l’issue d’une longue soirée, de sortir qu’à grande peine.
La compositrice raconte qu’à l’issue de ses études, en 2013, elle a « commencé à avoir des crises de panique, avec une conscience aiguë de [sa] propre mort. » Elle découvre la poétesse irlandaise Dorothy Molloy, qui était morte d’un cancer en 2004, et dont les « recueils portent presque exclusivement, avec ironie, avec cynisme, sur la décomposition de son corps. » Parmi eux, Mon cœur vit dans ma poitrine, dont s’inspire Clara Iannotta pour strange bird -no longer navigating by a star. Elle y évoque l’« étrange oiseau battant des ailes » du poème, qu’elle imagine « dériver d’un endroit à l’autre, sans jamais se poser ou trouver sa destination. »
Il y a eu, en 2022, une première version pour guitare électrique avec sustain (dispositif qui permet, à l’aide d’une pédale, de maintenir un son), contrebasse et électronique. Dans cette nouvelle version pour orchestre symphonique, la compositrice a maintenu la guitare électrique, très rare dans cette formation, et qui joue un rôle moindre que dans la version originale ; la contrebasse n’est plus seule, bien sûr, mais on retrouve des façons de la jouer, si particulières, notamment quand l’archet est frotté directement sur le cordier, ce qui donne des sonorités étranges, à la fois graves et aiguës grâce aux harmoniques.
Clara Iannotta assume d’écrire des bruits, et ne pas faire de différence entre bruit et son. Elle cherche à reproduire ce qu’elle a envie d’entendre, sans référence aux sonorités habituelles des instruments de l’orchestres classique. Cela l’amène à chercher d’autres manières de jouer, soit avec des modes de jeux inédits, soit en donnant aux instrumentistes des objets extérieurs (des appeaux et un petit waldteufel -un jouet allemand qui tient du tambour, avec un fil qui frotte la peau- pour les vents, et pour les cordes des archets particuliers qu’ils frottent contre des spatules, des tubes Wah Wah en acier ou des blocs de polystyrène).
Le résultat est assez fascinant, et évoque davantage les sons d’une forêt tropicale dans laquelle les espèces vivantes auraient décidé de raconter une histoire, que les sons d’un orchestre symphonique dans une grande salle de concerts parisienne. Le public a semblé captivé. Voilà une jeune compositrice à suivre, assurément.
En 1966, Dmitri Chostakovitch a soixante ans. Après avoir subi le pire traitement de la part du régime soviétique, il y est honoré comme partout dans le monde. Mais il traverse une grave crise. Sa santé se détériore, et il ne s’en remettra jamais. C’est dans ce contexte qu’il compose son Deuxième Concerto pour violoncelle.
Au début du long Largo, les cordes, qui partent des plus graves, offrent à Truls Mørk un tapis enveloppant. Encore sous les tensions du « strange bird », on se surprend à se demander si l’oiseau va enfin prendre son envol. Ce mouvement est l’un des plus sombres de tous les concertos existants, tous instruments confondus, et Truls Mørk ne fait rien pour l’éclairer. L’orchestre veut aider l’oiseau, par des motifs moins plombés, mais qui tournent sur eux-mêmes. La grosse caisse, avec des coups d’une violence et d’une rudesse inouïes, lui enlève tout espoir... jusqu'au mouvement suivant, Allegretto, qui se présente un peu mieux, sans rien de réellement libérateur pour autant. Peut-être blessé, sans plus pouvoir voler, l’oiseau est maintenant comme une bête traquée. Ce court mouvement s’enchaîne au dernier, le plus long des trois, à nouveau noté Allegretto. Il est introduit par une fanfare de cuivres, que l’on aurait pu assimiler à de cauchemardesques sonneries de chasse à courre. La bête se cache. C’est le solo de flûte qui la remet en scène, comme si elle se souvenait de jours meilleurs. Et enfin, elle relève la tête : littéralement, car pour la première fois depuis le début, Truls Mørk, qui jusque là avait incarné physiquement cette impossibilité de liberté, tout entier comme enfermé dans son violoncelle, malgré son imposante carrure, pour la première fois son regard s’élève vers le chef d'orchestre. Quand on entend des échos de la fanfare, on espère qu’elle arrive trop tard : la bête a entrevu l’issue. Malheureusement, elle est décidément trop blessée, et la fanfare, qui reprend avec tous les instruments à vent, est cette fois d’une sauvagerie telle qu’elle pousse la bête à bout. Après une longue agonie, et quelques sursauts, elle meurt, en une ultime note grave tenue du violoncelle.
Contrairement au Premier Concerto pour violoncelle, ce Deuxième n’a pas vocation à faire briller le soliste. Et, de fait, si Truls Mørk a été aussi impressionnant, c’est pour n’avoir jamais tiré la couverture à lui, mais avoir servi, jusqu'à donner l’impression de s’y sacrifier, cette musique aussi douloureuse. Le Prélude de la Deuxième Suite de Benjamin Britten, joué en bis, nous donne l’occasion de dire à quel point sa sonorité tendue, mais toujours libre, qui ne sature jamais, lui permet de s’imposer à nous avec une présence rare. Il n’ajoute aucun effet. Mais quelle efficacité !
Franz Schubert a également souffert de graves problèmes de santé à la fin de sa vie. Il est mort à trente-et-un ans, et ses dernières œuvres, souvent particulièrement longues, écrites alors qu’il se savait perdu, sont tout simplement sublimes.
C’est le cas de sa Neuvième Symphonie, sa dernière achevée (mais qu’il n’entendra jamais). La confier au chef d'orchestre allemand Markus Poschner, en ce moment, paraît particulièrement pertinent. Il vient en effet de terminer, au disque, une aventure colossale : les 11 symphonies d’Anton Bruckner dans toutes les éditions qu’on leur connaît, ce qui en fait 18 en tout. Or, notre Neuvième de Schubert, qui les précède d’une trentaine d’années, annonce par sa monumentalité et sa solennité les premières tentatives symphoniques de Bruckner. Avec, bien entendu, son éclat bien à elle, dans cette alternance d’ombre et de lumière tellement typique de Schubert.
Markus Poschner la dirige par cœur. Dans l’Andante, le hautbois solo, Olivier Doise (dont l’engagement se maintiendra sans faille tout au long de la Symphonie) fait preuve d’une éloquence assumée, qui contraste avec l’atmosphère presque bucolique de cette longue introduction. L’énergie de l’Allegro qui s’enchaîne n’en est que plus éblouissante. Pas de grandes envolées métaphysiques ici ; la musique parle d’elle-même. Le chef d'orchestre sait remarquablement faire ressortir certains détails d’orchestration, tout en préservant la ligne musicale et la sonorité d’ensemble. À noter que les seconds violons, que Schubert aimait à gâter, sont disposés à droite, en face des premiers : spatialisation sonore optimale.
L’Andante con moto est bondissant, mais pas nerveux, en un très convainquant mélange de rigueur et de souplesse. Grâce à ce traitement, l’écriture paraît par instants étonnamment moderne. Markus Poschner, semble sculpter le son, variant par l’amplitude de son geste les matériaux qu’il emploie. En plus de celui des oreilles, un plaisir des yeux pour le spectateur.
Vient alors le Scherzo, ce mouvement dont le rôle traditionnel est d’apporter une détente dans une œuvre exigeante. Ici, Markus Poschner, qui a un physique qui n’est pas sans rappeler la stature et la classe des grands acteurs américains des années 1950, n’hésite pas à adopter une gestique charmeuse vis-à-vis des musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France... qui se laissent très volontiers séduire !
Cette détente aurait-elle entraîné une légère baisse d’énergie au début du Finale ? Il faut dire que, depuis plus d’une heure et demie maintenant, les musiciens, leur chef et les auditeurs n’ont guère pu véritablement souffler, tant la tension a été constante et profonde. Peut-être aussi est-il inévitable que, pour reprendre le célèbre mot de Schumann, les « longueurs » de cette symphonie ne puissent pas être, dans la vraie vie, toujours parfaitement « divines ». Mais c’est là à peine une réserve, possiblement très subjective du reste, car dès que les fameuses modulations de Schubert reviennent, auxquelles il faut ajouter quelques effets de surprise de la part du chef d'orchestre, tout le monde, sur scène comme dans la salle, semble retrouver l’esprit de communion qui aura été, pendant tout ce concert, d’une grande intensité.
Paris, Auditorium de Radio France, 16 novembre 2024
Pierre Carrive
Crédits photographiques : Dimitri Scapolan.