Roustem Saïtkoulov et la diction naturelle de Chopin

par

Frédéric Chopin (1810-1849) : Trois nouvelles Etude op. posth. ; Prélude op. 45 ; Ballades n° 1 à 4 op. 23, 38, 47 et 52 ; Berceuse op. 57. Roustem Saïtkoulov, piano. 2019. Livret en français et en anglais. 53'23''. Ad Vitam AV 200815.

Né en 1971 à Kazan, capitale de la république russe du Tatarstan, Roustem Saïtkoulov étudie dans sa ville d’origine avant de rejoindre la classe d’Elisso Virsaladze au Conservatoire Tchaïkowski de Moscou, puis de se perfectionner à l’Ecole de musique de Munich. Lauréat de plusieurs compétitions internationales, notamment des Concours Geza Anda, Marguerite Long ou Ferruccio Busoni, Saïtkoulov se produit en soliste ou avec orchestre dans le monde entier. Après un premier CD consacré à des Etudes d’Arensky, Chopin, Prokofiev, Scriabine et Stravinsky (EMI), il s’attache plus spécifiquement à Chopin dont il grave en 2012 les deux concertos pour piano avec le Royal Philharmonic dirigé par Grzegor Nowak (Master Chord). On compte aussi à son actif des œuvres de Chostakovitch (Concerto pour piano, trompette et orchestre n°1), Pärt et Rääts, avec Eric Aubier à la trompette et l’Orchestre des Pays de Savoie mené par Nicolas Chalvin (Indesens). On retrouve encore Chopin et les Préludes op. 28 dans un live capté à la salle Gaveau et à Menton (Dinemec). Il forme depuis des années un duo avec Maxime Vengerov, et un autre avec la violoncelliste Claire Oppert. Pour le label Ad Vitam, il consacre à Chopin un nouveau récital varié. 

Les caractéristiques pianistiques de Roustem Saïtkoulov sont une grande chaleur de jeu, une analyse poétique et aussi une netteté du toucher. On y ajoutera un rubato nature, nécessaire, jamais artificiel ni complaisant, que la notice dithyrambique du philosophe et professeur d’université Eric Fiat souligne avec un enthousiasme débordant. On partage volontiers cet avis dans les Trois nouvelles Etudes de l’automne 1839, courtes pages qui ne sont pas sans rappeler les Préludes et qui demandent du charme, de l’élégance, de la délicatesse et une fine expressivité, qualités dont l’interprète ne manque pas. Avant d’amorcer l’aventure des Ballades, Saïtkoulov propose le Prélude en ut dièse mineur op. 45 de 1841 comme une invitation aux architectures qui vont suivre. Il y fait la démonstration d’un rayonnement racé, sans démonstration, délivrant un message d’intériorité nostalgique et d’appel à la rêverie. 

On peut toutefois ne pas tout à fait partager sa vision des Ballades, œuvres ambitieuses qui fascinent toujours l’auditeur. Dans les trois premières. Saïtkoulov fait le choix de tempi allongés qui refusent les traits accentués pour adopter un discours nourri, avec un son bien projeté, mais celui-ci a tendance à densifier le propos et à lui enlever une part de légèreté qu’il requiert. La fraîcheur est quelque peu bridée au profit d’une réflexion qui hésite entre songe et fièvre, comme dans la Ballade n° 2, qui ne baigne pas dans le drame mais a recours à une gravité certes séduisante, mais peut-être trop méditative. C’est attrayant, mais c’est parfois sans grandeur. Celle-ci se retrouve par contre dans la Ballade n° 4 dont Saïtkoulov investit tous les arcanes avec une fantaisie qui mêle la poésie au sens épique. C’est une invitation au voyage, qui, tout en conservant une spontanéité sans faille, entraîne l’auditeur dans un monde où l’harmonie est somptueuse et où la passion, de plus en plus délivrée, chante avec ferveur. Le récital se clôture par la Berceuse op. 57 dont le balancement magnétique fait tout son effet.

Nous sommes face à un pianiste de race, dont on entend, comme l’estime Eric Fiat, qu’il s’efface derrière l’ombre projetée par Chopin. Ce disque, enregistré à la Ferme de Villefavard en Limousin les 12 et 13 décembre 2019, en est un témoignage éloquent : Saïtkoulov évite les excès d’épanchements pour se réfugier dans un univers où il place en priorité l’humilité pour nous mener aux confins de l’univers chopinien. En fin de compte, on se prend à regretter que ce programme soit trop court, à peine plus de cinquante minutes ; le niveau des confidences distillées appelle d’autres moments de partage avec un compositeur que ce pianiste respecte infiniment.

Son : 10  Livret : 8  Répertoire : 10  Interprétation : 8 

Jean Lacroix

 

   

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