La Forza del destino de Verdi : dans l’extravagance de la Fura dels Baus

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Giuseppe Verdi (1813-1901) : La Forza del destino, opéra en quatre actes. Version 1869. Saioa Hernández (Leonora), Roberto Aronica (Don Alvaro), Amartuvshin Enkhbat (Don Carlo di Vargas), Annalisa Stroppa (Preziosilla), Ferruccio Furlanetto (Padre Guardiano), Nicola Alaimo (Fra Melitone), Alessandro Spina (Il Marchese di Calatrava), Leonardo Cortellazzi (Mastro Trabuco), Valentina Coro (Curra), Francesco Samuele Venuti (Un Alcade), Roman Lyulkin (Un chirurgien), etc. Chœurs et Orchestre du Mai Florentin, direction Zubin Mehta. 2021. Notice en italien et en anglais (synopsis dans les deux langues). Sous-titres en italien, en anglais, en français, en allemand, en japonais et en coréen. 190.00. Deux DVD Dynamic 37930. Aussi disponible en Blu Ray. 

Son élection au poste de député en février 1861 aurait pu occuper une grande partie du temps de Verdi et freiner sa production. Mais son engagement politique n’ira pas au-delà, cinq mois plus tard, du décès à cinquante ans de Camillo Cavour, premier président du Conseil de la nouvelle Italie. Verdi accepte dès lors la commande qui lui est faite d’un opéra pour le théâtre impérial de Saint-Pétersbourg. Il pense d’abord à Ruy Blas de Victor Hugo, mais ce sera Don Alvaro o la fuerza del destino, une pièce de 1835 d’un auteur romantique espagnol, Angel de Saavedra, Duc de Rivas (1791-1865), dont le librettiste Francesco Maria Piave (1810-1876), qui a déjà collaboré avec Verdi pour une série d’opéras (dont La Traviata et Rigoletto), va adapter la trame. Le 10 novembre 1862, La Forza del destino est créée avec succès à Saint-Pétersbourg. Quelques années plus tard, une version révisée par Antonio Ghislanzoni (1824-1893) est proposée à la Scala de Milan, le 27 février 1869. Dans la version originale, Alvaro se suicide après la mort de Leonora, tuée par son frère Carlo ; ce n’est pas le cas dans la seconde mouture : Alvaro, sur l’intervention du Padre Guardiano, penchera pour la transfiguration par la méditation et la foi.

L’intrigue de cet opéra est bien connue, nous n’y reviendrons pas en détail. Mais nous n’oublierons pas que, sans atteindre les complications du livret d’Il Trovatore, celui de La Forza del destino, dont l’action s’étale sur plusieurs journées, contient aussi sa part d’invraisemblances. Ce que n’a pas manqué d’alimenter cette production du Mai Florentin 2021. La mise en scène, signée par l’Espagnol Carlus Padrissa (°1959), l’un des directeurs artistiques de l’inventive compagnie catalane La Fura dels Baus, verse dans la démesure. Padrissa explique dans la notice du livret qu’il s’est inspiré des théories du métaphysicien David Lewis (1941-2001). Celui-ci a défendu la thèse d’une infinité de mondes dans lesquels nos lois immuables de la nature n’ont pas de validité ; au-delà, il est important d’établir une connexion entre des niveaux temporels très variés, le présent, le passé et le futur n’ayant plus de véritable distance l’un avec l’autre. Il est aussi question dans l’explication du metteur en scène de l’interféromètre de l’Américain Albert A. Michelson (1852-1931), Prix Nobel de physique 1907, dont les décors et les vidéos s’inspirent. Nous schématisons ces idées, mais en concrétisant à sa manière les théories, Pedrissa ne fait qu’accentuer l’un des principaux reproches qui a été fait à l’opéra de Verdi, à savoir le manque d’unité d’action, qui est ici exacerbé.

Jugeons du résultat : pendant l’ouverture apparait, grâce à des vidéos habilement maniées, une illustration pseudo-philosophique du thème de la liberté, sous la forme de phrases projetées où il est question d’espace, de trou noir et de « domaine gravitationnel si puissant que même la lumière ne peut échapper ». Des chiffres géants défilent alors, de zéro à 1759, année où débute le premier acte dans le château de Calatrava à Séville. Amoureux de Leonora, Alvaro tue malencontreusement le père de la jeune fille, seigneur du lieu, qui expire en la maudissant. Le début de l’acte II fait à nouveau défiler les chiffres du temps pour transporter le spectateur en… 2027, soit 268 ans plus tard ! La perplexité s’installe. L’auberge du village d’Hornachuelos est transformée en motel que d’aucuns trouveront psychédélique, en tout cas bordélique. On a l’impression d’être au cœur d’une confuse bande dessinée en mouvement. Avec des esquisses d’acrobaties (une constance de la Furia dels Bauls), une gitane (Preziosilla) qui est affublée d’un très laid costume aux seins flamboyants, des costumes ni seyants ni attrayants, transplantés d’un XVIIIe siècle indéfini, beaucoup de couleur verte, et un décor sans cadre reconnaissable. C’est un peu du n’importe quoi, qui ne s’arrange pas lorsqu’on passe au tableau du couvent de la Vierge des Anges, dans son espace doré puis blanc, avec une construction déjantée qui pourrait servir de maison-témoin dans un salon de l’habitation. Elle va s’ouvrir pour accueillir Leonora décidée à se vouer à la solitude. Son entrée en ermitage fait penser à une mise au tombeau, vite suivie d’une sorte de résurrection, avec apparition de la Vierge et effets visuels fluctuants. Si Pedrissa ne manque pas d’imagination ni de mouvement, il tombe souvent dans le Grand-Guignol, c’est le cas ici. La spiritualité qui devrait avoir sa place tombe à plat. On ne peut que le déplorer.

Nouveau saut dans le temps à l’Acte III. Les chiffres nous conduisent en 2222, une mention signalant « les vibrations de l’écho de la période inflationniste survenue au moment de la mort de Calatrava ». On ne comprend pas la relation avec 1759 ? Tant pis ! On est plongé dans un camp militaire en Italie, un hymne à la guerre est entonné dans l’esprit d’une fête de quartier, le rouge étant la couleur dominante. Preziosilla réapparaît, toujours aussi ridiculement affublée. Le deuxième tableau de cet Acte III, censé se dérouler dans un salon de l’appartement d’un officier, voit Alvaro rencontrer Carlo, le fils de Calatrava, à la recherche de l’assassin de son père. Là, le spectateur perd un peu les pédales, entre l’affairement autour du blessé et la discussion entre les deux hommes. Mais il lui faut encore faire un grand bond dans l’espace-temps, l’Acte IV, chiffres à l’appui, s’affichant en 3333 ! On espère comprendre, à travers une citation d’Einstein, qu’une troisième guerre mondiale (nucléaire ?) a été déjà remplacée par une quatrième, au cours de laquelle les combats ont lieu avec des bâtons et des pierres. De fait, Alvaro et Carlo finiront par se battre avec de volumineux ossements d’animaux. Sous un ciel menaçant, le drame se noue : Alvaro blesse mortellement Carlo, qui a la présence d’esprit de frapper sa sœur Leonora et de la tuer avant d’expirer. Comme nous l’avons précisé, Alvaro se repent et le père supérieur prie pour qu’il se tourne vers Dieu.

Si cette production, qui prend parfois des allures rocambolesques, ne manque pas d’originalité, elle sombre souvent dans l’exagération. On regarde cette débauche imaginative d’un œil ironiquement surpris, car on passe à côté de l’humanisation des personnages et de la tragédie qu’ils vivent. Evoluer d’un XVIIIe siècle concret à une ère quasi-spatiale, puis primitive, ne porte pas sens et n’incite pas à en chercher. Et même en se creusant les méninges, le principe de l’action en plusieurs journées a du mal à tenir le coup lorsqu’on l’étale sur plus de mille cinq cents ans, ce que rien ne vient justifier. Pour « faire passer le temps », il y a abondance de vidéos et de lumières fortes, mais elles ne suffisent pas à satisfaire le spectateur qui a la sensation d’avoir été entraîné dans une aventure dont il ne saisit ni le sens ni la nécessité. A moins d’être amateur d’élucubrations qui rappellent vaguement, mais alors très vaguement, une pseudo-science-fiction… 

Faut-il tirer une conclusion négative de ce spectacle outrancier ? Vaut-il le détour malgré ses excès ? Oui, car il y a la performance musicale, et elle est de taille. Mené de main de maître par Zubin Mehta qui connaît la partition comme sa poche pour l’avoir souvent dirigée (faut-il rappeler le splendide DVD Unitel de 2008 où il emballait La Forza del destino à Vienne, avec Nina Stemme, Salvatore Licatra et Carlos Alvarez ?), l’orchestre est superbe, il soutient les chanteurs avec toute la subtilité et l’ardeur requises, les chœurs se révélant en grande forme. Dans cette aventure extravagante, le plateau vocal présente aussi maints atouts. Saioa Hernandez est une Leonora convaincante, qui allie un registre aigu de qualité à un noble éclat, avec un poignant Pace, pace mio Dio à l’acte IV, couronnant une belle prestation. Roberto Aronica en Alvaro et Amartuvshin Enkhbat en Carlo forment un antagonisme plein d’héroïsme, même si parfois les nuances pourraient être plus affinées chez l’un comme chez l’autre. En Preziosilla, Annalisa Stroppa arrive à faire oublier par sa voix séductrice les costumes qui la ridiculisent (mais c’est encore mieux quand on ferme les yeux lors de ses interventions). On soulignera la courte présence d’Alessandro Spina en Calatrava, mais surtout celle des deux religieux, Nicola Alaimo en Fra Melitone et Ferruccio Furlanetto en Padre Guardiano. Excellente idée de mettre dans la distribution de tels chanteurs chevronnés !

Voilà une production qui laisse bien perplexe, mais dont on saluera quand même l’audace. L’adhésion sera à la merci du degré de tolérance de chacun face à l’appropriation d’un grand opéra. La nôtre est ici des plus limitées, même si l’on se console avec les bons moments dus aux prestations orchestrales, chorales et solistes. Bien sûr, on n’inscrira pas ce double DVD en tête de gondole. Car La Forza del destino a été bien servie sur le plan visuel, le choix étant multiple. On citera notamment Kaufman, Harteros et Tézier au Bayerischer Staatsoper, direction Asher Fisch (Sony, 2016) ou Gorchakova/Putilin avec Gergiev au Mariinski (Arthaus, 2012). Mais notre cœur penche vers Leontyne Price/Leo Nucci/Giuseppe Giacomini au Metropolitan en mars 1984. Sous la direction de James Levine, la production de John Dexter, avec des costumes éblouissants, est un coup de cœur, même si la disposition de l’ouvrage en trois actes est discutable. Mais cette soirée du 24 mars 1984 était la dernière de l’immense Leontyne Price au Met dans le rôle de Leonora. A la fin du spectacle, on raconte que le public était en folie et la scène couverte de fleurs à l’intention de la cantatrice… 

Note globale : 6

Jean Lacroix 

 

 

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