La jeunesse de Blomstedt (95 ans) au service de la maturité de Schubert (29 ans)
Il est toujours périlleux de parler de « doyen mondial » dans un domaine où l’on n’est pas absolument certain de ne pas oublier quelqu’un. Mais, avec ses 95 ans, il est très probable que, pour les chefs d'orchestre, ce titre revienne effectivement à Herbert Blomstedt. Il est même bien possible qu’il soit le chef d’orchestre en activité le plus âgé de tous les temps, puisque le légendaire Leopold Stokowski, à quelques mois près, n’avait pas vécu aussi longtemps.
Et ce n’est pas qu’anecdotique. Car cette longévité, Herbert Blomstedt la doit certainement à une philosophie qui se retrouve dans son rapport à la musique. Pour le présenter, le programme de salle commence par les mots « noblesse, charisme, sobriété et humilité », en précisant « qu’il s’agit là de qualités assez atypiques pour ces personnalités hors du commun que sont les chefs d’orchestre. » En effet, Herbert Blomstedt est tout à fait atypique, et semble échapper à tout ce qui peut nous entraver.
Un autre aspect de sa personnalité joue aussi très probablement un rôle primordial : sa foi. Fils d’un prédicateur de l’église adventiste, il en est en effet un fidèle adepte. De ce fait, il ne travaille pas les vendredis soir ou les samedis. Mais, parce que pour lui un concert est un acte de foi et non un travail, il accepte de donner des concerts ces jours-là.
Et puis, il a une hygiène de vie très stricte, avec une alimentation végétarienne, et une pratique assidue du yoga.
À le voir face à un orchestre, nous sentons immédiatement le respect qu’il inspire, et aussi l’affection que lui portent les musiciens. C’est extrêmement émouvant. Et très certainement le fruit de tout l’amour qu’il a cultivé en lui, si intensément et depuis si longtemps.
Pour son retour sur la scène parisienne après son accident de juin 2022 qui avait fait craindre qu’il ne puisse plus jamais diriger, Herbert Blomstedt avait choisi deux symphonies de Schubert : la première et la dernière, deux chapitres d’un immense et passionnant parcours, dans lequel il y a tout Schubert.
Dans la juvénile Première, il est un compositeur de seize ans, élève de Salieri, et encore très influencé par Haydn et Mozart, mais aussi par les premières symphonies de Beethoven. Cette Première est très touchante, et pas seulement parce que nous savons toutes celles qui suivront, mais bien pour ses qualités propres. Herbert Blomstedt la rend souriante, mais non sans une petite pointe un rien méditative, comme si le voyageur (Wanderer) cher au compositeur pointait déjà son nez. Les musiciens s’égayent, sous le regard bienveillant de leur conducteur, qui caresse délicatement les petites audaces harmoniques... ces audaces qui plus tard deviendront déchirantes.
Quant il écrit sa dernière symphonie, que l’on appelle « Grande » autant pour la distinguer de la Sixième dans la même tonalité que pour ses proportions absolument inédites alors pour une symphonie uniquement instrumentale et en quatre mouvements, Schubert est à la fin de sa vie. Il n’a pourtant que vingt-neuf ans. Mais il a tant souffert, dans sa chair et dans son âme ; il a tellement admiré Beethoven qui a bousculé tous les codes ; et il se sait condamné. Sa musique ne ressemble plus à aucune autre ; elle est devenue testamentaire, pleine de douleur... avec, malgré tout, encore toute l'ardeur de la jeunesse. L’écouter attentivement, avec ses quatre mouvements qui durent tous autour d’un quart d’heure, avec toutes ses formules marquantes qui reviennent, transformées, d’une partie à l’autre, est une expérience musicale extrêmement puissante.
Surtout dans une interprétation comme celle proposée par Herbert Blomstedt, sans pathos, lumineuse, débordante de vitalité, d’une bouleversante humanité. Une vision supérieurement incarnée, avec ce mélange de simplicité et de profondeur qui est la marque des très grands.
Bien sûr, Herbert Blomstedt n’a plus le même engagement physique. Il dirige assis. Mais il habite chaque note de la musique, ne la laisse jamais couler seule. Il l’accompagne avec une économie de gestes fascinante. Il dirige le plus souvent « alla breve », c'est-à-dire en choisissant une battue lente, à l’intérieur de laquelle la musique peut avoir une pulsation deux, trois ou quatre fois plus rapide (ce qui, donc, ne veut pas du tout dire qu’il dirige lentement ; il a au contraire tendance à choisir des tempos plutôt allants). Et puis, sa sûreté rythmique est stupéfiante. Toutes les inflexions qu’il donne à la musique sont d’une évidence, d’un naturel, qui ont quelque chose de divin.
Heureux Orchestre de Paris, plus précis, léger et soyeux que jamais, d’être régulièrement dirigé par une telle personnalité. Heureux le public qui a pu assister, dans une Philharmonie de Paris enflammée, à l’un de ces deux concerts, donnés, peut-être involontairement, les deux premiers jours de la Semaine sainte des chrétiens. Cela a certainement encore davantage galvanisé Herbert Blomstedt, l’un des plus fervents d’entre eux.
Philharmonie de Paris, le 7 avril 2023
Pierre Carrive
Crédits photographiques : Herbert Blomstedt / RCOA