La musique de chambre de Weinberg, si ardente et si inspirante
Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) : Sonate pour violon et piano n° 4 op. 39 ; Rhapsodie sur des thèmes moldaves pour violon et piano op. 47 ; Quintette avec piano op. 18. Robert Kowalski, violon, Katarzyna Wasiak, piano, Quatuor Noga. 2018. Livret en polonais et en anglais. 74.03. Anagram A105.
La discographie de Mieczyslaw Weinberg ne cesse de s’enrichir, rendant ainsi justice à l’un des plus grands créateurs du XXe siècle dont on n’a mesuré la juste dimension que depuis quelques années. Le label polonais Anagram approfondit notre connaissance du compositeur en proposant trois partitions de musique de chambre qui ont déjà fait l’objet de gravures chez d’autres éditeurs.
La Sonate pour violon et piano n° 4 fait partie d’un ensemble de quatre sonates écrites entre 1943 et 1947. On sait qu’après bien des péripéties, dont sa fuite de Pologne pour échapper aux nazis, Weinberg s’est installé à Moscou où il vivra le reste de sa vie. La sonate qui nous occupe est dédiée à Leonid Kogan. Le piano ouvre une séquence Adagio que le violon rejoint bientôt dans un contexte à la fois tendre et vigoureux, au cours duquel les instruments entament un dialogue complémentaire qui les place sur un même niveau d’éloquence et de mystère intériorisé. Le dynamique Allegro ma non troppo qui suit précède un nouvel Adagio assez bref, qui permet aux solistes de s’épancher dans une atmosphère que l’on qualifiera de souple et lyrique, climat qui va se prolonger dans un dernier Adagio. Pour le violon, c’est l’occasion de manifester de beaux élans de poésie en cette période un peu plus apaisée dans la vie de Weinberg, qu’un autre événement tragique va venir briser quelques mois plus tard : l’assassinat en pleine rue, pour raisons politiques, de son beau-père, le comédien juif Solomon Mikhoels.
Le violoniste Robert Kowalski (°1985) a étudié à Gdansk, puis en Suisse et en Allemagne, auprès de personnalités comme Ana Chumachenco, Ivry Gitlis ou Ida Haendel. Riche d’un répertoire qui s’étend du baroque à la musique de notre temps, il s’est fait remarquer en 2018 avec un enregistrement chez CPO du Concerto pour violon de Richard Strauss avec l’Orchestra dellla Svizzera italiana de Lugano, dont il est concertmeister, dirigé par Markus Poschner. Sa partenaire est la pianiste Katarzyna Wasiak (°1985), qui s’est formée à Wroclaw, à Vienne avec Oleg Maisenberg, puis avec Wolfgang Watzinger, avant de rejoindre Berlin où elle a étudié avec Jacques Rouvier. Elle se produit régulièrement avec orchestre, mais aussi en musique de chambre. Avec Robert Kowalski, elle forme un duo au lyrisme très convaincant dans cette partition de Weinberg, en soulignant sa dimension émotionnelle dans le même registre qu’Agnès Pyka et Dimitri Vassilakis l’ont fait pour Arion dans un CD que nous avons évoqué il y a quelques mois dans ces colonnes. Il est difficile d’accorder une préférence à l’une ou l’autre version. Abondance de biens ne nuit pas !
Le duo Kowalski/Wasiak propose ensuite la Rhapsodie sur des thèmes moldaves op. 47, œuvre colorée inspirée par des thèmes folkloriques, qui date de 1949 et dont il existe aussi une version orchestrale. Le compositeur a lui-même créé la version violon-piano avec David Oïstrakh en février 1953, avant de subir une incarcération sur l’accusation d’activités sionistes ; il recouvrera la liberté après la mort de Staline, un mois plus tard, et une pétition d’artistes en sa faveur, au nombre desquels son ami Dimitri Chostakovitch. La Rhapsodie est une œuvre enthousiaste et pleine de contrastes que les deux solistes enlèvent ici avec un entrain communicatif.
Katarzyna Wasiak rejoint le Quatuor Noga pour le Quintette avec piano op.18. Formé en 2009, le Quatuor Noga se compose des violonistes français Simon Roturier et Lauriane Vernhes, de l’altiste israélien Avishai Chameides, qui a donné l’impulsion à l’ensemble, et du violoncelliste Joan Bachs, Français lui aussi. Les quatre solistes ont remporté plusieurs concours internationaux, dont celui de Melbourne en 2015. Ils se sont perfectionnés auprès des Quatuors Alban Berg et Artémis. Weinberg compose son Quintette, seule partition pour quatre instruments et piano de sa production, en trois mois, d’août à octobre 1944 ; la première est donnée en mars de l’année suivante par Emil Gilels et le Quatuor du Théâtre Bolchoï. Cette vaste partition en cinq mouvements, que l’on rapproche souvent du Quintette op. 57 de Chostakovitch de 1940 pour sa construction formelle, est pourtant d’un esprit fort différent. Chez Weinberg, on constate une tendance à développer de manière plus explicite des sentiments extrêmes. C’est au piano que le compositeur confie le thème principal d’un Moderato con moto avant un superbe développement d’où se dégagent les rythmes, un thème de marche et une force suggestive. Weinberg fait de l’Allegretto qui suit un univers où se côtoient musique populaire et couleurs variées, notamment dans le pizzicato de la partie centrale. Le Presto plonge ensuite l’auditeur dans un contexte que l’on pourrait qualifier de crépusculaire, avant un mélange de valse et de tango qui achève ce troisième mouvement en une vive conclusion qui ne rejette pas les dissonances. Un admirable Largo laisse la place à quelques moments solistes ou à l’unisson d’une grande profondeur émotionnelle avant le Final, un Allegro agitato plein de vie, traversé d’exubérance, mais au bout duquel la sérénité aura le dernier mot. En 2015, le Quatuor Zemlinsky et Nikita Mndoyants au piano ont donné de ce Quintette une splendide version dont l’intensité dramatique et plastique était magnifiée (Praga). Ici, le Quatuor Noga et Katarzyna Wasiak adoptent une approche mordante et très engagée, dans un souci permanent de virtuosité globale. Avec une chaleur de chaque instant que la prise de son -au Studio de Concert Lutoslawski de Varsovie en juillet 2018- accentue de manière presque tactile pour l’auditeur, donnant une sensation de proximité très impressionnante. Les interprètes s’épanchent dans la nostalgie comme dans les rythmes avec le même degré de ferveur et d’amplitude. On reconnaîtra aux deux versions citées une fraternité dans la mise en évidence d’une expressivité qui nous parle avec une forte immédiateté. La discographie de Weinberg montre que le compositeur inspire de plus en plus les artistes. Ce CD en est un témoignage éloquent.
Son : 9 Livret : 8 Répertoire : 9 Interprétation : 9
Jean Lacroix