La musique des sphères selon Hildegarde Von Bingen

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Aborder l’œuvre d’Hildegarde Von Bingen sous l’angle musical ne peut s’envisager sans évoquer le contexte, souvent très original, qui a présidé à l’éclosion d’une littérature unique en son genre. Une œuvre qui synthétise les principes théologiques et esthétiques de son époque, traduisant au passage ses aspirations au travers d’une démarche qui procède à la fois de l’introspection, de l’observation et de la vision, le tout étant mis en œuvre par une personnalité hors du commun. Beau programme, en vérité !

Au point de vue du contexte général, tout d’abord, on ne peut comprendre l’œuvre d’Hildegarde sans se replonger dans une ère médiévale qui, dans sa perception de la relation de l’art avec l’univers visible, considère globalement que l’œuvre d’art ne résulte pas d’une application sur la nature elle-même, telle qu’elle apparaît à l’artiste, mais de la projection dans la matière d’une vision mystique ou théologique. Cette dimension spirituelle est évidemment omniprésente. Le Créateur est à l’origine de tout, et donc de cet univers géocentrique qui voit toutes les planètes, le soleil en tête, tourner autour de la terre, laquelle est le véritable centre du monde.

Dans cette vision du monde, l’Histoire, révélée par la Bible (qui est le livre d’histoire par excellence), domine totalement une Nature souillée par la faute originelle, au sein de laquelle l’homme doit pourtant trouver le moyen d’entrer en dialogue avec son Créateur. C’est chez Platon et Aristote que le Moyen-Age cherche la réponse à ce problème fondamental. Du premier, il retient la notion de division de l’Univers en deux domaines : l’Idée, en totale identité avec elle-même et inaccessible aux sens humains, et l’Apparence, pâle reflet impur et morcelé, perceptible par l’homme. Du second, il admet qu’il existe différentes échelles intermédiaires entre Idée et Apparence, et que l’Univers est parcouru par des forces qui le forment et l’ordonnent. De cette division scalaire de la Nature, les érudits du Moyen-Age déduisent un rapport entre l’Univers pris dans sa totalité et sa plénitude (appelé macrocosme) et son correspondant à l’échelle microcosmique, l’homme. L’Univers apparaît dès lors comme une grande sphère en équilibre parfait, au sein de laquelle la Nature s’organise en sphères concentriques de plus en plus petites qui aboutissent à l’homme, chaque élément du macrocosme étant censé trouver son identique, ou son semblable par métaphore, dans le microcosme. Cette notion est bien entendu essentielle, et elle traverse les siècles, du Moyen-Age à la Renaissance. 

L’œuvre d’Hildegarde s’inscrit dans cette vision du monde riche de concordances entre macrocosme et microcosme. On en trouve une belle illustration dans le troisième et ultime de ses ouvrages théologiques, le Liber Divinorum Operum (le Livre des Œuvres Divines), composé entre 1163 et 1173 sous le signe d’une thématique clairement philosophique décrivant le monde comme l’œuvre d’art de Dieu. L’homme y apparaît effectivement comme un microcosme reflétant dans toutes ses caractéristiques corporelles et spirituelles les lois du macrocosme tout entier. Toutes choses sont ainsi réciproquement reliées et unies de manière indissoluble en Dieu. Ces notions sont bien entendu déjà présentes dans les autres ouvrages théologiques de l’abbesse allemande : dans le premier, Scivitas (Connais les chemins), elle évoque l’essence et le devenir de l’Eglise, en illustrant par des images toujours renouvelées l’histoire éternelle de la relation entre Dieu et l’homme, du rejet et de l’attrait de la créature pour son Créateur. Ce choix fondamental auquel est confronté l’homme toute sa vie durant, à savoir ressembler ou non à Dieu dans Sa Création faite à Son image, constitue le thème central du deuxième de ces ouvrages, le Liber Vite Meritorum (le Livre des Mérites de Vie). Si Hildegarde apporte donc une contribution d’importance au débat théologique de son temps, en s’inspirant tour à tour des Ecritures Saintes, de la règle de Saint Benoît et des textes des Pères de l’Eglise, elle s’est également investie dans le domaine scientifique, puisqu’on lui doit un livre de médecine simple, intitulé Physica, et un livre de médecine composée, Causae et curae. Cette relation à la nature et aux réalités terrestres est vitale pour Hildegarde, et constitue le contrepoids idéal à sa sensibilité éminemment mystique. Dans ses textes visionnaires, elle utilise d’ailleurs très fréquemment des images de la nature pour éveiller un désir “naturel” du divin. Elle cherche et développe ainsi des concordances entre visions et éléments terrestres de référence. Mais ce qui frappe le plus dans ses écrits visionnaires, c’est la puissance intrinsèque de la langue. La variété extrême de son inspiration est en effet unique au sein du champ de la lyrique médiévale. Hildegarde n’y agit pas en scolastique mais en prophétesse dont l’univers de visions n’est pas construit, mais révélé. Elle manie avec une aisance stupéfiante des constructions complexes, riches en associations poétiques audacieuses et créatives, en métaphores et en superlatifs, dans une langue forte, sans concession et pleine d’effets. Cet art si particulier n’a pas manqué d’impressionner ses contemporains. Bizarrement, Hildegarde a longtemps patienté pour trouver les moyens et le courage de transcrire les visions qu’elle a en elle depuis longtemps, et pour ainsi composer poèmes et musiques liturgiques destinés à l’usage du couvent dont elle a la charge. L’extension musicale apparaît pourtant naturelle et presque indissociable de l’ensemble de sa démarche. Le terme Symphonia, qu’elle utilise régulièrement, est d’ailleurs symbolique du mode de pensée et de fonctionnement de son univers conceptuel. Chez elle, le terme ne désigne pas seulement l’harmonie purement musicale produite par les voix et les instruments, mais aussi l’harmonie céleste et l’accord mystérieux qui se fait au tréfonds de l’être humain. C’est l’âme elle-même qui, pour Hildegarde, est “ symphonique ” et s’exprime tout à la fois dans l’accord secret de l’âme et du corps et dans l’acte musical. A la fois terrestre et céleste, la musique joue alors le rôle d’un médium irremplaçable, capable de communiquer à l’humanité un peu de cette consonance céleste qui régnait dans le paradis avant la chute. La musique des hommes fait donc écho à la musique des sphères célestes et, à ce titre, elle est la forme la plus haute des louanges à la gloire de la création.

L’œuvre d’Hildegarde s’épanouit également dans un contexte très précis, celui d’une vie monastique rythmée par le chant. Au XIe siècle, l’acte liturgique est musical. La spiritualité s’exprime grâce au chant, lancé à pleine voix, à l’unisson, par un chœur d’hommes. En lui se réalise l’unanimité qui plaît à Dieu dans la louange de ses créatures. Le chant bénédictin se distingue alors du monachisme oriental par sa retenue, par sa modestie et par son refus de toute fantaisie individuelle. Ces principes d’humilité et d’obéissance exaltent le rôle du chantre, qui est chargé de diriger le chœur et de le discipliner aux vertus d’une saine rigueur. Pour autant, l’invention n’est pas exclue de la création musicale dans les grands monastères d’Occident, et Hildegarde en est bien entendu un très vivant exemple. La vie musicale de grands monastères comme Saint-Gall ou Saint-Martial de Limoges témoigne de la vivacité de ce qui reste l’art majeur de ce temps, un art liturgique au sein duquel triomphe une association sans cesse renouvelée et approfondie entre le poème et la mélodie.

Dans le langage technique de ces ateliers, trouver signifiait très exactement disposer sur les modulations du plain-chant des textes nouveaux. Les hommes qui se vouèrent à une telle entreprise avaient pleine conscience de sacraliser ainsi la grammaire. Leurs artifices pliaient le vocabulaire de la prière à épouser les rythmes simples de la mélodie grégorienne, parfaitement ajustés à ceux du cosmos, donc à la pensée divine. Ils joignaient les mots du langage humain à la louange éternelle des anges. […] La musique, et par elle la liturgie, furent les instruments de connaissance les plus efficaces dont disposa la culture du XIe siècle. Les mots, par leur signification symbolique et par les associations que leur rencontre suscite dans la pensée, permettent de sonder intuitivement les mystères du monde. Ils conduisent à Dieu. La mélodie mène vers Lui plus directement encore par ce qu’elle laisse percevoir des accords harmoniques de la création, et par le moyen qu’elle offre au cœur humain de se coupler dans la perfection des intentions divines.  

La maestria avec laquelle Hildegarde a mis en œuvre ces préceptes est proprement stupéfiante. En transcrivant ses visions, elle a ouvert en quelque sorte une nouvelle voie, totalement personnelle, dont témoigne le nom évocateur du cycle lyrique dans lequel elle a réuni ses cantiques : Symphonia armonie caelestium revelationum (Symphonie de l’Harmonie des Révélations célestes), compilé dans les années 1150. La prolixité et la variété de son inspiration s’y révèlent extraordinaires, et ce même si Hildegarde, largement autodidacte en matière musicale, a relativement peu composé et ne l’a d’ailleurs fait que pendant une certaine période, que l’on situe généralement entre 1140 et 1160. 

On trouve dans ce recueil de Symphoniae un total de 77 compositions vocales (antiennes, séquences, répons, hymnes…). La plupart de ces œuvres sont destinées à l’office, qui, par sa structure, peut recevoir des innovations quant à son contenu (mais pas sa forme !), plutôt qu’à la messe, dont les pièces sont fixées d’une manière quasi immuable par la tradition. Les XIe et XIIe siècles voient d’ailleurs fleurir nombre de compositions consacrées le plus souvent à célébrer la gloire des grandes figures du panthéon chrétien. Il s’agit surtout d’antiennes, de répons et parfois d’hymnes, qui racontent de manière poétique les principaux événements de la vie du saint et font l’éloge de ses mérites. Dans ce domaine, l’écriture d’Hildegarde fait réellement merveille. On pense notamment à l’ensemble des pièces qu’elle laisse spécifiquement pour la fête de Sainte Ursule, et qui sont particulièrement représentatives de cette sorte de touchante théologie féminine qui se développe dans son œuvre. Une spiritualité féminine qui se veut représentation d’un cosmos animé d’une force divine à la fois masculine et féminine, ces deux pôles d’énergie universels étant opposés mais égaux dans leurs forces. D’autres œuvres d’Hildegarde développent un propos plus universel, qui évoque l’homme et sa place dans la création avec une dimension poétique et intime très émouvante. L’art de l’abbesse allemande, qui excelle à s’appuyer sur des textes riches en images et en expressions frappantes (l’Apocalypse, par exemple), touche ici à l’ineffable. De ce point de vue, son Ordo Virtutum (Jeu des Vertus) est incontestablement un chef-d’œuvre. C’est en effet le plus ancien drame musical qui soit parvenu jusqu’à nos jours, une sorte d’oratorio médiéval qui montre comment l’âme, parfaite dans son innocence originelle, est déchirée entre la réalisation de sa véritable nature et la cour que lui fait le Malin (seul rôle masculin, uniquement parlé… et crié !), ce dernier la traînant dans les vices du monde matériel. L’âme triomphe bien entendu de la tentation, avec l’aide des Vertus.

D’un point de vue strictement musical, l’art d’Hildegarde se révèle d’une grande simplicité. Ses compositions sont construites sur un nombre réduit de fragments mélodiques progressivement combinés, transposés et enrichis de mélismes. Simples, élégantes, raffinées et aérées, ces mélodies se révèlent d’une concision magistrale et évoluent dans un mélange de solennité et de ravissement tout à fait original, qui ménage à la fois la densité intellectuelle du propos et son lyrisme de haute volée. Peut-être est-ce là une des raisons du retour en grâce qu’a opéré cette musique aux yeux des mélomanes ces dernières années, après une longue période d’oubli qui l’a confinée dans les seuls cercles d’initiés. 

Toute cette musique est maintenant parfaitement accessible au commun des mortels, grâce à une série d’enregistrements de qualité, réalisés ces dix dernières années. Deux écoles s’y affrontent : la première, toujours parfaite d’équilibre, de légèreté et de poésie, privilégie un style éminemment virtuose, délié et aérien, parfois jusqu’à la limite de la désincarnation (la voix des anges !). Cette approche, prônée par les plus zélés des serviteurs de la cause d’Hildegarde, à savoir les musiciens de l’ensemble Sequentia, est reprise par la plupart des interprètes actuels de l’œuvre de l’abbesse allemande, parmi lesquels l’excellent ensemble Anonymous 4. Ils y voient la meilleure manière de traduire la suprême élégance et l’ineffable pureté de cette musique à nulle autre pareille. Cette démarche semble d’autant plus logique qu’Hildegarde a fait régulièrement mention dans ses échanges épistolaires de son attirance pour l’emploi de moyens “spectaculaires”, aptes à traduire la solennité qu’elle désirait conférer à ses fêtes liturgiques, quitte d’ailleurs à leur donner un fort impact sensuel (via l’emploi d’instruments et d’un véritable ressort théâtral) qui n’a pas manqué d’éveiller certains soupçons de la part des dignitaires de l’Eglise. Pourtant, il n’est que d’écouter ces admirables réalisations pour constater que leur approche virtuose (notamment au niveau des tessitures employées) n’est sans doute guère en rapport avec les capacités techniques des moniales de l’époque, ni sans doute avec leurs traditions interprétatives. C’est à cette constatation que Marcel Pérès et son ensemble Organum se proposent de répondre en nous offrant une toute autre vision de l’univers sonore d’Hildegarde, qui utilise essentiellement le registre de poitrine des voix féminines, au service d’une interprétation toute de retenue et de sobriété. Ces deux approches sont finalement complémentaires : à la vision de Marcel Pérès, plus authentique sans doute mais aussi plus austère et moins immédiatement séduisante pour le grand public, répond la conception de Sequentia, moins rigoureuse dans un certain sens du point de vue historique et contextuel, mais plus parlante, vibrante d’émotion et presque magique. Chacun peut donc y trouver son bonheur et ainsi apprécier à sa juste valeur un art poétique et musical aux beautés intemporelles.

Jean-Marie Marchal

 

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