Les chefs au banc d’essai
En zappant sur la toile, je tombe sur une critique d’un concert de l’Orchestre philharmonique de New York dans laquelle le chef d’orchestre est accusé de tous les maux… parce qu’il bouge trop, ce qui perturbe la perception de l’interprétation du signataire de cette critique. Un autre souligne la présence d’un pupitre devant le chef, ce qui le gêne (le critique, pas le chef). Un troisième aimerait le voir sourire davantage en saluant. Et l’on pourrait continuer à l’infini autour de la couleur des cheveux (teints ou pas teints), de la longueur des baguettes, de la tenue, et j’en passe. Autant de critères qui constitueraient une bonne base pour un banc d’essai des chefs d’orchestre. Car pourquoi échapperaient-ils à ce que subissent hôpitaux, classes préparatoires, fonds communs de placement, appareils électroménagers ou d’informatique ? Vous imaginez-vous recevoir un questionnaire de satisfaction à l’issue du concert comme Doctolib vous en envoie au sortir de chaque consultation médicale ?
Lorsque j’étudiais dans la classe de Pierre Dervaux, la sobriété du geste était primordiale, à l’image du maître. Plus tard, la rencontre avec Charles Munch ou Georg Solti m’ont révélé qu’il n’y a pas d’évangile en la matière. Le geste du chef s’adapte à son physique pour être le plus clair et le plus expressif. Ne doit-il pas servir avant tout à aider les musiciens ? Le geste de Solti, souvent difficile à comprendre pour le profane, était très efficace pour les musiciens, geste forgé au fil des heures passées dans les studios d’enregistrement, à l’abri des regards. Seule l’efficacité comptait, et avec quelle précision ! Le geste de Munch était imprévisible, torrentiel, passionné, parfois réduit à sa plus simple expression, parfois gigantesque. Tout dépendait de l’instant, toujours armé d’une immense baguette. Celui de Reiner était réduit à l’extrême. Paray pouvait diriger la Chevauchée des Walkyries du seul regard.
Et il n’y a pas que le bras : les yeux, le visage, un sourire. Quel chef n’a pas croisé tel ou tel regard d’instrumentiste s’assurant qu’il va bien attaquer au bon endroit ? « Les musiciens d’orchestre ne regardent pas le chef », leitmotiv bien connu des conversations d’entractes. Si, ils le regardent ; quand c’est nécessaire, fugitivement, efficacement. Encore faut-il que le regard du chef soit disponible et non pas noyé dans la partition. Le vrai problème du « par cœur » se situe là : diriger sans partition n’est pas un critère de qualité. Maazel avait une mémoire phénoménale qui lui permettait de diriger même les opéras par cœur. À l’inverse, on a vu Muti ou Ozawa diriger le grand répertoire avec la partition. Mariss Jansson ne lachait jamais ses partitions. Phénomène de mode. Le coupable, c’était Toscanini. Et j’ai honte d’en parler ainsi car la cause vient de sa déficience visuelle. Par la force des choses, il avait mémorisé les partitions. Et peu à peu, tout le monde a voulu faire la même chose. Chacun à ses risques et périls, envers et contre le respect que l’on doit aux instrumentistes de l’orchestre qui, eux, ont une partie sur leur pupitre. Mais les modes changent et la raison finit toujours pas s’imposer.
Dans un livre intitulé Au cœur de l’orchestre, Christian Merlin, le critique musical du Figaro, nous entraîne dans les coulisses de ce monde mal connu du mélomane pour en dévoiler les règles du jeu, les usages, les traditions (bonnes et déplorables). Son propos, truffé d’anecdotes recueillies au fil des ans, a le mérite de sonner vrai, même s’il n’est pas toujours à l’honneur des protagonistes, chefs ou musiciens. Au diable la langue de bois, un peu de transparence ne fait pas de mal. Et chacun découvrira qu’il y a longtemps que les chefs sont passés au banc d’essai par leurs orchestres. Ils n’en sont pas morts pour autant…
Alain Pâris
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