Musique de chambre et piano de Josef Suk, du bonheur à la douleur
Josef Sur (1874-1935) : Quintette pour piano et cordes op. 8 ; Par la vie et par le rêve, pour piano op. 30. Kiveli Dörken, piano ; Christian Tetzlaff et Florian Donderer, violons ; Timothy Ridout, alto ; Tanja Tetzlaff, violoncelle. 2019. Livret en allemand et en anglais. 68.11. SACD ArS 38 298.
En 1893, Josef Suk écrit un Quintette pour piano et cordes, sous l’influence de Dvorak et de Brahms auquel il le dédie. L’année précédente a été importante pour lui : il a fait la connaissance, chez Dvorak, de la fille de ce dernier, Otilka, âgée de quatorze ans, dont il tombe amoureux. Le bonheur qu’il éprouve l’entraîne à composer une joyeuse Sérénade pour cordes. Mais il doit patienter : la jeune fille accompagne son père aux Etats-Unis ; en attendant son retour (le mariage aura lieu en 1898), Suk se plonge dans le travail et l’activité musicale. C’est du début de la séparation temporaire que date ce vaste Quintette.
La partie de clavier est dévolue à Kiveli Dörken, Allemande d’origine grecque, née à Dusseldorf en 1995. Elle joue du piano dès l’âge de cinq ans et se produit avec orchestre à huit ans. Elle étudie au Conservatoire de Hanovre à partir de 2003 avec Karl-Heinz Kämmerling ; au décès de ce dernier en 2012, elle poursuit sa formation auprès de Lars Vogt. Cette jeune artiste a enregistré en 2018 un CD pour le label allemand Avi sur lequel figurait le Quatuor avec piano op. 1 de Suk ; Christian Tetzlaff, que l’on retrouve avec elle, était déjà l’un de ses partenaires. La sœur de ce dernier, Tanja, est au violoncelle ; Florian Donderer, premier violon du Quatuor Signum et l’altiste anglais Timothy Ridout, né lui aussi en 1995, complètent l’affiche d’un ensemble qui allie ainsi la jeunesse et l’expérience. Cette collaboration fonctionne à merveille dans le Quintette, qui s’ouvre par un Allegro energico plein de sève et de verve, dans un contexte d’expansivité que les musiciens équilibrent dans un élan passionné. Dans l’Adagio religioso qui fait la part belle aux cordes, l’alto de Ridout se taille la part du lion. L’univers lyrique de Suk se déroule dans un contexte de sérénade envoûtante, les instruments se répondent comme dans un chant mystérieux, le piano servant avant tout d’accompagnement. On est séduit par la complicité qui se dégage de cette prestation attentive, aux accents poétiques assumés. Le piano semble s’envoler dans le Scherzo. Presto, les cordes le suivent en s’emparant de thèmes de musique bohémienne qui, comme le précise la notice, fait penser à Smetana, mais aussi au Quintette avec piano op. 81 de Dvorak. Tout coule de source, le romantisme de Suk prend ici toute sa belle couleur. L’œuvre s’achève par un Allegro con fuoco, mené par un piano très expressif, dans un climat emballant, qui se conclut dans une joie collective. Même si l’on se souviendra avec plaisir des versions du Quatuor Minguet avec Matthias KIrschnereit chez CPO ou plus encore de l’Ensemble Nash pour Hypérion, la présente version s’impose parmi celles parues depuis le début de notre siècle.
Après cette partition de chambre, la pianiste Kiveli Dörken assure seule le reste de ce programme dans lequel elle est en fait prioritaire ; des photographies d’elle ornent la couverture de la pochette, à l’avant et à l’arrière, les partenaires n’apparaissant qu’à l’intérieur. Le cycle Par la vie et le rêve op. 30 de 1909 pour piano est postérieur aux drames familiaux qui ont frappé Suk. En 1904, il a la douleur de perdre son beau-père, Antonin Dvorak ; l’année suivante, c’est sa jeune épouse Otilka qui décède à 25 ans, disparition dont il demeurera inconsolable. Désormais, Suk sera hanté pat le thème de la mort. Il va se raccrocher à la nature et à ses souvenirs. Au cours de ce cycle, qu’il crée lui-même en 1910, le compositeur s’efforce de mettre l’ombre qui le poursuit dans un ensemble qui fait aussi place au sourire et à des pensées plus agréables. C’est d’ailleurs par une polka indiquée avec humour et ironie que l’ensemble s’ouvre. Mais dès la deuxième pièce, avec inquiétude et timidité, sans trop d’expression, Suk semble se rapprocher du rêve inclus dans le titre. Les deux pièces qui suivent sont partagées entre mystère face aux secrets de la forêt et méditation à humour corrosif. Mais les préoccupations familiales refont leur apparition : la cinquième pièce évoque la maladie de son fils, anxiété et émotion sont contrebalancées par l’évocation de promenades paisibles, car l’enfant est guéri. La gaieté calme, la simplicité, la finesse s’installent jusqu’à la neuvième pièce où réapparaît Otilka, la femme tant aimée, dont Suk reprend un fragment de berceuse qu’elle avait écrite. Si l’on ressent une sorte de paix de l’âme que le compositeur tente de retrouver, il n’en termine pas moins son cycle par un Adagio dédié aux tombes oubliées au coin d’un cimetière de campagne. Dans un rythme sombre où se mêlent bruissement du vent et cri d’oiseau, Suk se laisse aller, au-delà de sa propre douleur, à une symbiose avec les inconnus qui sont abandonnés, anonymes, dans le silence.
=Kiveli Dörken confère à ces pièces émouvantes beaucoup de retenue et de pudeur, laissant un sentiment amer envahir peu à peu la distance qui sépare la vie du rêve. Elle semble cependant souvent un peu en retrait face au mystère profond qui tourmente ces pages ; leur ironie, parfois légère, qui se fraie un chemin dans l’inquiétude, semble ne pas lui être familière. La technique n’est pas en cause, mais peut-être bien l’investissement émotionnel. Parmi la discographie limitée, on accordera une oreille attentive à l’Anglaise Margaret Fingerhut chez Chandos en 1992. Mais rien n’égale la vision plus ancienne de Pavel Stepan qui a gravé Par la vie et le rêve pour Supraphon en 1974. Ce pianiste (1925-1998) était issu d’une famille qui entretenait des relations étroites avec Josef Suk. Il a enregistré une intégrale des œuvres pour piano du compositeur, rééditée en 2005. Au-delà d’un toucher d’une absolue finesse et d’une grande sensibilité, il envisage ce cycle de l’opus 30 à la manière d’un témoignage que l’on pourrait qualifier de philosophique et de réflexion sur l’existence.
En conclusion, si le Quintette propose une vision riche et convaincante entre partenaires engagés, le cycle pianistique par la vie et le rêve n’apparaît pas assez approfondi. Ce CD, enregistré dans la Sendesaal de Brême du 14 au 17 octobre 2019 et qui bénéficie d’une belle profondeur de son, n’en demeure pas moins une intéressante carte de visite pour Kiveli Dörken.
Son : 10 Livret : 8 Répertoire : 9 Interprétation : Quintette 9 - Par la vie et le rêve : 7
Jean Lacroix