La tradition du Masque anglais revisitée par Concerto Scirocco et The Theater of Music
Music for the eyes. Masques and Fancies. John Hilton (1575-1628) : Fantazias I-V ; Preludio. Robert Johnson (1583-1633) : The Satyrs Masque. John Adson (1587-1640) : Courtly Masquing Ayres 16, 17, 20, 21. William Brade (1560-1630) : Paduana ; Der Pilligrienen Tanz ; Canzon XVI ; Coral. Hugh Ashton (1485-1558) – William Whytbroke (1500-1569) : Hugh Ashton’s Masque. William Byrd (c1539-1623) : Sermone Blando. Anthony Holborne (1545-1602) : Almaine The Night Watch. Anonymes : Johney Cock thy Beaver ; Division Woodycock ; A Division ; The Tempest. Concerto Scirocco. Giulia Genini, douçaine, flûte à bec. Alfia Bakieva, Johannes Frisch, violon. Krishna Nagaraja, alto. Amélie Chemin, viole de gambe. Luca Bandini, violone piccolo & grosso. Pietro Modesti, Marc Pauchard, cornet. Susanna Defendi, Nathaniel Wood, sacqueboute. Michele Vannelli, orgue, clavecin, virginal. Giovanni Bellini, luth, théorbe. Gabriele Miracle, percussion. Février 2021. Livret en français, anglais, italien. TT 63’50. Arcana A523
An Evening at the Theatre. Musique anglaise de scène et de danse. Œuvres de William Lawes (1602-1645), Nicola Matteis (c1644-1699), Jacob van Eyck (1590-1667), John Playford (1623-1686), Tobias Hume (c1579?-1645), Matthew Locke (1621-1677) et anonymes. The Theater of Music. Marion Fermé, flûte à bec et direction. Jeanne Zaepfel, soprano. Sandrine Dupé, violon. Isabelle Brouzes, viole de gambe. Victorien Disse, guitare et théorbe. Yvan Garcia, virginal. Nadja Benjaballah, percussion. Février 2020. Livret en anglais, allemand, français. Paroles des chants en anglais non traduit. TT 76’24. Ramée RAM 2002
Tandis que l’ensemble Correspondances de Sébastien Daucé fait revivre en tournée Cupid and Death (1653), Concerto Scirocco et Theater of Music nous plongent dans la tradition du « Masque », une forme de spectacle initiée à la Renaissance mêlant théâtre, chant (consort songs), danse en de riches costumes, et en associant des membres de l’aristocratie qui apparaissaient… masqués. L’apparat du Trionfo italien aves ses chars et processions (cf l’album Trionfi de Philip Pickett, L’Oiseau-Lyre), la pratique de l’Intermedio en guise d’entracte, et la chorégraphie du Ballet de cour français influencèrent le genre anglais qui se développa au XVIe siècle et culmina sous Jacques Ier. De vocation allégorique ou politique, ces représentations conjoignaient une scénographie intentionnée et d’ingénieux décors, où la machinerie étonnait le public. La facture collaborative et éphémère de ces spectacles explique qu’aucune source complète n’ait survécu, même si certains recueils en dérivent, ainsi les Ayres d’Alfonso Ferrabosco (1609). Le fonds était perméable au répertoire domestique (Robert Johnson, John Johnson, Thomas Morley…) stimulé par la vulgarisation de la Broadside Ballad (le format tabloïd de l’époque), et illustré au disque par les remarquables contributions de Jeremy Barlow et son bien-nommé Broadside Band. Dans sa remarquable thèse sur Les Masques Anglais (Hachette, 1909), Paul Reyher écrivait du dramaturge Benjamin Jonson (1572-1637) : « à toutes les chansons qu’il insère dans ses pièces ou dont il forme ses recueils s’ajoutent toutes celles des Masques [...] Mis en musique par des maîtres habiles, certains figurent dans les recueils du temps ; galants et jeunes filles les chantaient en s’accompagnant du luth. Ils devinrent populaires : nul ne le fut plus que la fameuse ballade de Cocklorrel, et il nous en reste des exemplaires grossièrement imprimés sur des feuilles volantes ».
Alors que le CD du Theater of Music explore la postérité du genre, celui de Concerto Scirocco « associe le répertoire spécifique des masques à d’autres pièces représentatives de la variété des styles de la musique instrumentale anglaise entre la fin du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe ». Le cérémonial des main masques emprunte aux Courtly Ayres de John Adson, confiés à divers effectifs : cordes, cornets, consort alterné, ou broken consort que l’on entend aussi dans la majestueuse Paduana de William Brade. Le programme inclut aussi d’exubérants antimasques, sortes de coups d’éclat cocasses, d’irruptions du bizarre, réservés aux danseurs aguerris : The Satyrs Masque ou The Tempest. Parallèlement à ces tranches scéniques, le disque illustre des déclinaisons domestiques, valorisant le savant contrepoint des Fantaisies de John Hilton, les divertissements sur basse obstinée (le grivois Johney Cock thy Beaver) ou de virtuoses variations sur la mélodie principale (descant divisions), ainsi la Division Woodycock où l’on admire à la douçaine les envoûtantes circonvolutions de Giulia Genini, digne élève de Donna Agrell.
Captée dans l’acoustique précise et agréablement réverbérée du Landgasthof Riehen, l’équipe convainc par sa dynamique collective et ses individualités (le captivant solo d’Alfia Bakieva dans le Coral de Brade). Music for the eyes titre justement l’album, qui sait impressionner dans les étapes démonstratives, mais charme tout autant dans les quelques moments d’intériorité (les cuivres dans le divin Sermone Blando de Byrd).
Dans le dernier chapitre de son mémoire, Paul Reyher décrivait la postérité du genre au milieu du XVIIe siècle : « tandis que d’une part le Masque tombait au rang d’un banal et vulgaire intermède, il était d’autre part absorbé et remplacé par les diverses formes du théâtre lyrique, l’opéra dramatique et l’opéra proprement dit » (page 480). Pour autant, comme le signalait Françoise Mathieu-Arth dans son article Du Masque à l’Opéra anglais (revue Baroque, 1967), « l’héritage du masque n’était pas tout à fait oublié : dans sa tragédie Circé (1677) dont la musique était de Bannister, Charles Davenant, fils de William Davenant, emprunta de nombreux éléments au masque de Browne et à Tempé restored de 1632 : apparition de l’enchanteresse, nymphes, furies, sirènes, antimasque des bons et mauvais rêves. [...] Alors que Albion et Albanius [de John Dryden, musique de Louis Grabut, représenté en 1685] intitulé opéra peut comme le dit Saintsbury être considéré comme un masque, le masque Vénus et Adonis de John Blow ressemble, en fait, beaucoup plus à un opéra qu’à un masque : c’est un ouvrage entièrement chanté qui commence par une ouverture et semble plutôt influencé par les Cantatas italiennes ».
Le contexte que nous venons d’évoquer sous un angle académique, reflet d’une terminologie ambiguë, et d’un genre devenu considérablement éloigné de son acception sous l’ère jacobéenne, permet de mesurer l’ambition du présent disque : « reconstituer la partie musicale d’un Masque tel qu’il aurait pu être joué dans un théâtre de Londres vers 1685 », l’année de la mort de Charles II. « Ce programme est donc un masque tardif, un concert pour le théâtre joué par des professionnels en petit nombre » explique Marion Fermé. Même si les quatre volumes The Theater of Music de John Playford (A Choice Collection of the newest and best Songs Sung at the Court, and Public Theaters) sont mentionnés dans le livret, l’équipe a puisé à d’autres recueils : principalement le Dancing Master édité par le même John Playford, le Book’s of Aire’s in 3 parts de Nicola Mateis, et le Little consort of three parts de Matthew Locke. Le menu intègre aussi arrangements et diminutions tirées par exemple du Fluyten Lust-Hof de Jacob van Eyk. Parenthèse : à moins d’une coquille, le livret n’exagère-t-il la longévité de Tobias Hume en lui prêtant une naissance (1549) qui l’aurait vu disparaître quasi centenaire alors qu’on la situe ordinairement aux alentours de 1569 ou 1579 ?
L’instrumentarium se réfère à un effectif courant à cette époque (violon, viole, flûte à bec) et assume le choix un brin archaïque du virginal, le tout rehaussé de percussion. On aurait aimé que la notice annonçât plus clairement l’argument de ce Masque reconstitué, dont on ne comprend guère le propos, si ce n’est qu’il se structure en quatre parties : Overture, Love is vain, Antemasque: The Surprise, et For the Dance. On devine ce parcours guidé surtout par le plaisir de revisiter dans un esprit chambriste et néanmoins varié quelques délectables pages instrumentales et vocales de l’Angleterre d’avant Purcell. L’acoustique de l’Abbaye de Port-Royal des Champs accuse une perspective mate et intimiste, et la captation ne se distingue pas par son relief. On en dira hélas autant de cette interprétation qui semble quasi constamment sur la réserve et peine à passer la rampe pour assumer le divertissement : timides instruments mélodiques, viole et cordes pincées qui dégagent peu les contours rythmiques, voix peu avenante. Malgré une prestation subtile et virtuose (la flûte dans la Gavotta con divisione), malgré une indéniable imagination dans le traitement du timbre (The Furies), malgré quelques partitions intrinsèquement émoustillantes (Goddesses), on souhaiterait qu’un zeste de folie nous arrache à une écoute polie : la réalisation suscite-t-elle un enthousiasme à la hauteur du prometteur projet porté par ces valeureux artistes ?
Christophe Steyne
Arcana : Son : 8,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 8-9 – Interprétation : 9,5
Ramée : Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 8-9 – Interprétation : 7,5