Ombres et lumière pour le Requiem de Frank Martin

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Frank Martin (1890-1974) : Requiem pour 4 solistes, choeur, orchestre et orgue. Leoš Janaček : Notre Père, pour ténor, chœur, orgue et harpe. Jane Marsh, soprano ; Ria Bollen, contralto ; Claes H. Ahnsjö, ténor ; Robert Holl, basse ; Chœur Wiener Jeunesse ; Rudolf Scholz, orgue ; Orchestre Symphonique de la radio autrichienne ORF (Frank Martin). Heinz Zednik, ténor ; Arcola Clark, harpe ; Chœur ORF ; direction Leif Segerstam. 1979 et 1987. Notice en allemand et en anglais. 60.59. Capriccio C5454.

Le 20 janvier 1971, le compositeur suisse Frank Martin, alors âgé de 80 ans, décrit, dans une lettre adressée à son ami le chef d’orchestre Victor Desarzens (1908-1986) qui a créé plusieurs de ses partitions, le voyage qu’il vient d’accomplir à Venise, Athènes, Messine, Palerme et Naples, aux temples de Paestum et à Malaga : Je suis encore enivré de tant de beauté, explique-t-il, une beauté qui dépasse l’homme, parce qu’elle n’a pas été faite à la gloire de l’homme, mais qu’elle est une adoration (…) qui place l’homme en présence d’une puissance qui le dépasse. J’ai reçu là une leçon, une révélation et une confirmation de ce qui était en moi depuis longtemps. (Lettres à Victor Desarzens, Lausanne, L’Age d’Homme, 1988, p. 52). Un peu plus loin, dans la même missive, Frank Martin ajoute : je crois bien que je me lancerai dans un requiem -avec crainte et tremblement. Mais cela travaille en moi, assez inconsciemment, et je n’y échapperai pas. Le mois suivant, le compositeur se met à la tâche, ce que la même correspondance illustre à plusieurs reprises en termes de difficultés et de travail accompli tout au long de cette année 1971 et de la suivante. La création a lieu dans la cathédrale de Lausanne, le 4 mai 1973, avec l’Orchestre de la Suisse romande, l’Ensemble vocal Ars Laeta, l’Union chorale de Lausanne, l’organiste André Luy et quatre solistes : la soprano Elisabeth Speiser, l’alto Ria Bollen, le ténor Eric Tappy et la basse Peter Lagger. Le compositeur, qui mourra l’année suivante, est à la direction. Un album 33 Tours Jecklin, réédité sur CD en 1991, porte témoignage d’authenticité pour cette première en public. Une autre version, moins convaincante, existe : parue en 2001 (Musikszene Schweiz), elle est menée par Knaus Knall à la tête du Collegium Vocale de Zürich, de la Capella Cantorum de Constance et de la Basel Sinfonietta, avec l’organiste Bernard Billeter et les solistes du chant Christine Esser, Verena Barbara Gohl, Bernhard Scheffel et Martin Bruns. 

La discographie de ce Requiem est réduite. On accueille donc avec un vif intérêt cet album Capriccio qui en propose la version en public du 23 février 1979, sous la direction du Finlandais Leif Segerstam, âgé alors de 35 ans, chef permanent de l’Orchestre Symphonique de la radio autrichienne entre 1975 et 1982. L’œuvre comprend huit parties pour une durée globale d’un peu plus de quarante-cinq minutes. Placé en troisième lieu, le spectaculaire et expansif Dies Irae, nourri par une abondante percussion, débute par un chœur en récitation, suivi d’une partie chambriste auréolée par l’intervention d’un duo hautbois/ténor bientôt rejoint par l’orchestre et le chœur. Il s’achève dans un pianissimo apaisé. Ce moment fort de la partition est précédé par un Introït que les cordes et l’orgue entament dans le calme avant une intensification dramatique nourrie par les quatre solistes, puis par le Kyrie, avec des accents répétitifs d’un canon à quatre voix et une phase chorale, soutenue par l’orgue, qui s’achève dans un Lento. L’Offertoire est très recueilli, chœur et cordes soutenus par un clavecin, l’orchestre entier se déploie dans le Sanctus (la parenté avec le War Requiem de Britten est pertinente sur le plan de l’atmosphère). Un sublime Agnus Dei est réservé à l’alto et à l’orgue dans un contexte contemplatif, avant les mystères d’In Paradisum proposés cette fois par la soprano, et une Lux aeterna finale qui rappelle l’Introït et se conclut dans une sorte de félicité, bâtie sur l’espoir que transmettent les solistes et le chœur. Cette magnifique partition qui traduit les sentiments complexes d’un compositeur en fin de parcours mériterait une plus large diffusion en raison de ses qualités mélodiques et du message qu’elle développe, entre ombres mystérieuses -un grave accident de voiture, en pleine composition, fait écrire à Frank Martin le 2 octobre 1971 : J’ai vu la mort en face (o. c., p. 53). - et lumière. 

L’interprétation est à la hauteur du propos : remarquable. Les quatre solistes sont très investis : la soprano américaine Jane Marsh (°1944), première médaille d’or du Concours Tchaïkowsky de chant à Moscou en 1966, le ténor suédois Claes H. Ahnsjö (°1942), apprécié dans la musique sacrée comme à l’opéra, la basse hollandaise Robert Holl (°1947), aussi à l’aise dans Mozart que dans Wagner, mais aussi la contralto belge Ria Bollen (°1942), qui était déjà de la partie lors de la création sous la direction de Frank Martin. On est heureux de retrouver cette originaire de Saint-Trond qui a étudié au Conservatoire Royal flamand d’Anvers avec Lucie Frateur (professeur d’Elly Ameling, René Jacobs ou Jos van Immerseel). Lauréate de plusieurs concours, Ria Bollen a aussi travaillé avec Pierre Bernac ou Christa Ludwig ; son répertoire, très étendu, va du baroque au contemporain. Sa prestation dans l’Agnus Dei est absolument splendide, dans un climat émotionnel intense. Elle justifierait à elle seule l’acquisition de cet album que Leif Segerstam porte à incandescence avec une formation électrisée et des chœurs en pleine forme. On regrettera cependant que, pour ces derniers, la prise de son, effectuée au Musikverein de Vienne, les place parfois en retrait. On saluera aussi la sobriété et la majesté que l’organiste autrichien Rudolf Scholz (1933-2012) insuffle à ses interventions. Il tisse pour la voix de Ria Bollen un tapis idéalement vibrant. 

En complément de programme, le choix du Notre Père de Janáček, cantate brève d’une quinzaine de minutes dans sa version définitive pour ténor, harpe, orgue et chœur mixte, est judicieux. Ce n’est pas à proprement parler une page religieuse, le compositeur l’ayant écrite en 1901 à destination d’un événement charitable dans un établissement pour dames âgées, d’après une série de toiles peintes par un artiste polonais. Dans la biographie qu’il consacre au compositeur morave (Paris, Seuil, 2007, p. 91), Guy Erismann souligne le fait que l’œuvre est riche de charme, de tendresse et de spontanéité et d’une impulsion vraie (…). L’humilité, l’éloquence pleine de pudeur et la qualité de la prière, à mi-chemin entre sacré et profane, engendre une profonde émotion. Celle-ci est traduite au plus haut degré par Heinz Zednik (°1940), qui eut son temps de gloire à Bayreuth, au Metropolitan ou à Salzbourg (il a fait partie de la création du Conte d’hiver du regretté Philippe Boesmans à la Monnaie en 1999). Ce glorieux ténor fait ici merveille grâce à la souplesse de sa voix très aigüe, aux inflexions d’une superbe plasticité. La harpe d’Arcola Clark, l’orgue de Rudolf Scholz, les chœurs de l’ORF lui répondent avec la même inspiration en cet extrait d’un concert du 22 octobre 1987. Avec l’Ensemble vocal Euterpe de Lausanne, le ténor Miroslav Dvorsky (Gallo, 1995) n’atteignait pas la même densité. Heinz Zednik rejoint en qualité Thomas Walker qui a gravé ce Notre Père en 2010 au sein d’un programme choral de la Cappella d’Amsterdam mené par Daniel Reuss (Harmonia Mundi). Pour nous, la fluidité du Viennois va encore plus loin dans l’invocation.  

Son : 8  Notice : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

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