L’antique revisité au goût du jour, trois nouvelles parutions

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Minne. Bastarda Trio : Gaude (d’après Gaudeamus omnes in die Festo Agathae) ; Nigra sum (d’après Giovanni Pierluigi da Palestrina). Judith Steenbrink (1977*) : Introduction ; Orewoet ; Minne (inspirés par Hadewijch d’Anvers) ; Spiritus Sanctus (inspiré par Hildegard von Bingen). Heinrich Isaac (c1450-1517) : Te laudant (arrgmt Judith Steenbrink). Media vita (arrgmt Judith Steenbrink). Melchior Franck (c1579-1639) : Er küsse mich (arrgmt Judith Steenbrink). Bastarda Trio. Paweł Szamburski, clarinette. Michał Górczyński, clarinette contrebasse. Tomasz Pokrzywiński, violoncelle. Holland Baroque. Judith Steenbrink, Katarina Aleksić, Giorgos Samoillis, Chloe Prendergast, Andrej Kapor, Emma Williams, Anna Jane Lester, Joseph Tan, Kirsti Apajalahti, violons. Tineke Steenbrink, orgue, accordéon, harpe, harmonium. Voix, Marie van Luijk. Janvier 2022. Livret en néerlandais et anglais. TT 44’40. SACD Pentatone PTC 5187 002

Alter Ego. David Orlowsky, David Bergmüller (auteurs / arrangeurs d’après Henry Purcell, Thomas Preston, John Dowland, Giovanni Girolamo Kapsberger) : Eileen ; Napoli Sketch ; Dido’s Lament ; La Mi Re ; Flow my tears ; Zeitfaltung ; Mighty Powers ; Serendipity ; Ada ; Music for a while ; Cold Song ; Toccata Arpeggiata. David Orlowsky, clarinette. David Bergmüller, luth. Livret en allemand, anglais, français. Juin 2021. TT 46’02. Warner 0190296307935

Oriental Touch, early music meets oriental jazz. Spielleyt & FisFüz. Regina Kabis, soprano. Jutta Haaf, harpe, orgue portatif. Albrecht Haaf, flutes, chalémie, orgue portatif, piano. Annette Maye, clarinette, clarinette basse. Gürkan Balkan, oud, guitare. Murat Coşkun, percussion. Mars 2013, réédition 2022. Livret en allemand et anglais. TT 72’34. Christophorus CHE 0226-2

Imagination contemporaine et instrumentarium hors-norme. Les racines plongent profond : chant grégorien, Hildegarde von Bingen (1098-1179), la Renaissance d’Heinrich Isaac (c1450-1517) et Melchior Franck (c1579-1639). Et Hadewijch d’Anvers, poétesse, mystique du XIIIe siècle, peut-être la toute première représentante féminine dans l’histoire de la littérature néerlandaise. Le titre du disque emprunte à un vocable, Minne, qu’on retrouve abondamment dans ses écrits, et qui désigne l’amour courtois, celui que chantaient les Minnesänger. Un autre terme, Orewoet (qu’on traduirait par se languir d’amour) a déclenché l’imagination de Judith Steenbrink, à qui l’on doit la plupart des arrangements ici proposés.

Le projet naquit d’une rencontre à Varsovie avec le Bastarda Trio, dont le violoncelliste est d’ailleurs issu des rangs de l’ensemble Holland Baroque. La palette inusitée de ce trio inclut une clarinette contrebasse et revisite les pages de la musique ancienne. Pour sa part, le répertoire des archets de Holland Baroque se penche aussi bien sur Bach que sur les traditions d’Asie, sur le Gospel que sur les chansons de Leonard Cohen. Autant dire que la réunion de ces deux équipes ne risque pas de s’imposer bornes ou œillères, et que le résultat « n’est certainement pas un programme médiéval mais un album résolument contemporain ».

C’est un univers fantasmé auquel nous invite ce voyage tantôt rythmé (Gaude, Spiritus Sanctus) tantôt contemplatif (Orewoet, toutefois conclu par une échappée) ou inquiétant (Nigra sum). L’abyssale clarinette de Michał Górczyński se fait grondante ou caressante, parfois tératologique parfois sol mouvant prêt à vous engloutir. Les études de texture, du slam aux raclements d’archets, de pédales extatiques en pizzicati, renouvellent l’intérêt et signent une recherche indubitablement créative, même si les effets aux violons auraient pu puiser à un lexique plus varié -dans un genre qui repousse les limites, qu’on pense à l’arsenal bruitiste que déployait par exemple canonique un Penderecki dans son célèbre Thrène. Le laboratoire dérive un peu trop facilement vers un simplisme new age dans Minne où le cantabile instille comme un pâle vestige de l’art oratoire des trouvères et troubadours, ou dans Media vita, émouvante psalmodie au demeurant, surtout quand se décante l’accordéon. Un disque relativement court, mais puissamment suggestif (merci à la captation audiophile) et qui vous immerge dans un cosmos où l’antique se conjugue moins à l’aujourd’hui qu’à l’intemporel.

Deux jeunes musiciens, talentueux, qui ont déjà fait leur preuve au disque, chez des labels réputés. Le clarinettiste David Orlowsky : pour Sony, Quintette de Mozart avec le Vogler Quartett en 2011, un album de musique sacrée, Jeremiah, avec Singer Pur. Le luthiste David Bergmüller : Décor de Silence, pour Pan Classics (2019). Une rencontre à Berlin, une amitié, un duo, ce disque. « Ensemble, ils s’aventurent en des terres musicales inexplorées » annonce le famélique livret de trois courts paragraphes, parmi d’insipides banalités.

Le programme s’ouvre sur la musique qui accompagne le clip chorégraphique de la danseuse Eileen Kramer (née… en 1914). Suivent d’autres compositions écrites par notre tandem, et ses arrangements tirés du répertoire Renaissance et baroque, principalement anglais. Thomas Preston ( ?-1563), John Dowland (1563-1626). Et Henry Purcell (1659-1695) : Plainte de Dido and Æneas, Mighty Powers de The Indian Queen, l’air du froid de King Arthur, Music for a while. Quelques effets percussifs (Zeitfaltung) et acoustiques illustrent l’imagination en jeu, dont on emprunte volontiers les chemins de liberté.

Mais on regrette aussi que l’abus du procédé ostinato / arpeggiato, qui culmine d’ailleurs dans la dernière plage, inspirée par Giovanni Girolamo Kapsberger (1580-1651), contamine un cahier de recettes simpliste et récurrent dans sa méthode. Les ambiances réellement prenantes confinent ainsi parfois au statisme ou à l’exaltation centripète, coupant les ailes qui ne demandaient qu’à nous emmener plus loin que nous portent la veine mélodique et la grammaire des modulations. Cette lampe d’Aladin privilégie l’onirisme sur le vagabondage. Un disque enivrant mais un peu frustrant, lorsqu’il il cède à la facilité. Étant dit que la réalisation instrumentale reste de première classe, et que ce cosy listening trouvera aisément son public.

Réalisé voilà une dizaine d’années et récemment réédité, l’album Oriental Touch confrontait deux ensembles (Spielleyt et FisFüz) de même format mais de styles différents. Souffle (celui des clarinettes d’Annette Maye, celui des flûte et chalémie d’Albrecht Haaf, celui de la voix de Regina Kabis) allié à cordes pincées (l’oud et guitare de Gürkan Balkan, la harpe médiévale de Jutta Haaf), tout cela épicé de percussion (Murat Coşkun) ou piano. Connecter l’étranger et le natif, et même davantage puisque « le résultat surpasse les frontières géographiques et culturelles, et mêle différentes époques. [...] Les musiques modales du Moyen-Âge, les chansons galantes du premier Baroque italien et le jazz d’aujourd’hui mâtiné d’Orient se rencontrent ici comme si aucune distance ne les séparait » ambitionne le livret.

Outre cet effectif bigarré, le métissage se traduit aussi par le choix des œuvres. La coexistence interreligieuse à la Cour d’Alfonso el Sabio (1221-1284) où Juifs, Chrétiens et Musulmans cohabitaient pacifiquement et cultivaient un réseau d’influences réciproques, y compris dans le champ artistique. Quelques Cantigas de Santa Maria, compilées sous Alphonse Le Sage et ici invitées (Ben Pode Santa Maria, Quen boa dona querra, Como poden per sas culpas) témoignent de cette sorte d’âge d’or. Autre contexte, plus conflictuel, sous le règne des Reyes Catolicos Ferdinand et Isabelle, au temps de la Reconquista : dans l’émouvant Tres Morillas, les trois personnages maures semblent y déplorer leur conversion forcée.

Au long du programme, le dialogue esthétique endosse d’autres formes intersectionnelles, à la croisée des chemins, fertilisés par l’improvisation. Voire par la création de nouvelles pièces, comme Ostinato I dérivé de la traditionnelle tarentelle, ou Djamila inspiré par l’ouvrage de Tchinguiz Aïtmatov (1928-2008). Parmi les autres audaces, le Si dolce è’l tormento de Claudio Monteverdi adapté au piano de concert. Ou le mélange de harpe et de clavier jazzy pour une Passacaglia della vita quand l’universalisme d’une danse macabre réunit et transcende chacun sous le fatum de l’humaine condition. Annette Maye exprime sa sensibilité Klezmer dans deux arrangements de chansons sépharades ; Cuando el Rey Nimrod conclut l’album en référence à Abraham, figure séminale du Judaïsme, de la Christianité et de l’Islam, comme pour signifier que les racines nous sont données en partage et en héritage, quels que soient des fruits qui s’estiment hélas parfois rivaux sous l’œil de l’Histoire et des sociétés.

L’alliage n’est jamais chimiquement pur : selon les morceaux, et même selon les passages, le conglomérat « musique ancienne - épices orientales - jazz (celui-là certainement le plus ardu à intégrer) » penche en faveur d’un des ingrédients. Au sein de ce triangle à géométrie variable, le curseur n’est pas statique, mais globalement la greffe convainc. La réussite repose sur le talent propre des six musiciens, et leur habileté à s’amalgamer vers une stimulante excursion, dans le temps et l’espace retissé par leur fantasme collectif. L’auditeur curieux et non étanche se laissera de bon gré déboussoler par ce patchwork qui n’est pas éprouvette mais tranches de vie.

Minne : Son : 10 – Livret : 8 – Répertoire & Interprétation : 9

Alter Ego : Son : 8,5 – Livret : 3 – Répertoire : 5 – Interprétation : 9,5

Oriental Touch : Son : 9,5 – Livret : 8,5 – Répertoire & Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

 

 

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